Sibir, Danièle Sallenave, Éditions Gallimard
Transsibérien, Dominique Fernandez, Éditions Grasset
Tangente vers l’Est, Maylis de Kerangal, Éditions Verticales
L’idée de départ semblait un peu singulière : embarquer une vingtaine d’écrivains français dans deux wagons du Transsibérien, entre Moscou et Vladivostok, au printemps de l’année franco-russe de 2010 pour une balade de plus de 9 000 kilomètres, rythmée de rencontres, tables rondes et excursions en tous genres, bien encadrées. Coincée entre le souvenir de Gide – et du voyage de 1936 -, et la prose de Blaise Cendrars, la coterie allait-elle suivre docilement le tempo imposé en opinant du bonnet ou bien jouer les désobéissants en bouleversant la feuille de route imposée par les autorités russes et en posant les questions qui fâchent ?
On trouvait du beau monde sur la liste des engagés volontaires, la liste des pontes avait belle allure. Á leur retour, les comptes rendus des journalistes venus prendre la température, les émissions de France Culture, les premiers récits, ont donné à chaud la couleur du périple : «parenthèse en terre sibérienne, entre colonie de vacances et délégation officielle d’intellectuels français, que personne ne lit passé Moscou ». En ce début d’année 2012, trois participants ont pris du temps et du recul pour la sortie d’un journal de voyage, d’une balade culturelle et d’une fiction.
Le moins exaltant des trois est sans contexte, le Sibir, de Danièle Sallenave. Sa relation avec la Russie est engourdie d’un – visiblement – très inconfortable passé de sympathisante communiste, sur lequel elle revient bien laborieusement, même si on peut imaginer que découvrir un libéralisme brutal et dépravé sur des terres qui auraient dû baigner dans une toute autre utopie, vrille un peu l’estomac. On pourrait surtout en avoir très vite assez de ces allures d’instit’ un peu pincée qui rappelle à l’ordre le reste de la troupe, souvent un peu à l’Ouest, et qui ne nous épargne aucun détail de ses menus, de la qualité de son sommeil, de ses soins capillaires. Les étapes dans les villes le long de la voie légendaire sont invariables (accueil folklorique, installation à l’hôtel, discours officiels, visites boulonnées, conférences, rencontres illusoires avec des locaux qui ignorent jusqu’aux noms de nos sommités) et on s’agace souvent des redondances.
Très scolaire cette manie d’alourdir son texte par ses recherches effectuées au retour, sur des points de détails qui n’intéressent personne. La dame est toute aussi dénuée d’humour et de second degré lorsqu’elle s’offusque d’un événement drolatique, – son mariage fictif avec Dominique Fernandez qui, lui, s’en amuse encore -, où la seule peur d’avoir été ridicule plombe son humeur pour la soirée. Sa prose ne fait mouche que lorsqu’elle accepte de sortir de son compte rendu appliqué pour narrer un malaise grandissant, à mesure qu’avance le train vers le Pacifique : le contraste entre ce voyage policé, réglé au cordeau, gavé d’activités culturelles et touristiques assez barbantes, encadré par des guides aux vieux réflexes très soviétiques, et ce sentiment de passer très près des Russes sans arriver à communiquer avec eux, sonne juste. Danièle Sallenave semble s’effriter le long du livre, sentant que ce périple ne lui apporte rien d’autre qu’un isolement, qu’elle passe tout à côté des gens sans n’en rien comprendre, que l’essentiel du pays lui échappe : « soudain, j’en ai assez de ne pas pouvoir m’approcher d’une réalité qui demeure insaisissable ». Il est dommage qu’une succession d’anecdotes futiles et égocentriques leste un texte qui ne gagne en émotion que lorsque son auteur accepte enfin de s’enquérir d’avantage des autres que des ses névroses.
Sibir souffre de la comparaison avec le Transsibérien de son homologue académicien : même format de « journal de bord » – il est assez amusant de lire les deux en parallèle et de pointer les différends – mais contenu dissemblable. Les lecteurs habitués de sa prose et de ses récits de voyage ne seront pas dépaysés : même exaltation juvénile, même soif de découverte, peu d’apriori, pas de préjugés. Et dans l’opus qui nous intéresse une mine de livres d’hier et d’aujourd’hui pour comprendre et appréhender la Sibérie, cataloguée un peu hâtivement comme terre inhospitalière, bout du monde dédié à la relégation et aux camps, quel que soit le régime en place. Dominique Fernandez aime la Russie (Tribunal d’honneur, Place Rouge, Dictionnaire amoureux de la Russie, L’âme russe, Avec Tolstoï, Russies) – un peu au détriment des pays du Sud qui ont nourri ses meilleurs romans, à mon humble avis – son histoire, son dynamisme, le foisonnement de sa vie culturelle. Il est savoureux de le voir déserter l’emploi du temps officiel prévu et les autres écrivains, pour découvrir un théâtre de marionnettes et le conservatoire de musique de Novossibirsk, une salle d’opéra à Ekaterinbourg ou insister auprès de ses guides de Nijni-Novgorod pour se rendre dans la maison où Gorki a grandi.
Contrairement à Danièle Sallenave, il n’est jamais passif dans cette odyssée, il ouvre grand les yeux à chaque étape, s’étonne, s’enthousiasme, découvre la modernité et la vitalité des villes dues au pétrole et au gaz, « les réussites de la russification », les empreintes vivaces des minorités tatares à Kazan, les vestiges du « constructivisme » à Ekaterinbourg, les maisons de bois d’Irkoutsk où finirent certains décembristes. Aux tables-rondes officielles dont l’indigence le navre, il préfère les détails qui font sens, les rencontres improbables, les grains de sable qui brouillent tout d’un coup l’ordonnancement mais qui lui font toucher ce pour quoi il estime ce pays. Il lui est très difficile de mettre des mots sur certaines émotions ressenties devant des paysages totalement insolites pour des Européens, l’immensité du Baïkal, la puissance des fleuves, l’espace infini de la taïga, une nature dilatée et sauvage. Dominique Fernandez est rarement lyrique ou dépassé par ce qu’il voit. Le chapitre 18, « Á travers la forêt », traduit pourtant cette sidération : « il faudrait être un poète comme Baudelaire pour rendre cette impression d’être dépossédé de soi-même par le recommencement ininterrompu du beau et la rumination symphonique de l’absolu… j’admire, jusqu’à la limite de mes forces… la conscience de n’être qu’un minuscule atome dans cette étendue sans limites, l’ivresse de me sentir si insignifiant et de sentir si négligeables les efforts de l’homme pour dompter cette nature, la conviction que dans aucune autre contrée du monde je ne pourrais vivre une expérience aussi radicale de dépersonnalisation et de déculturation, m’ôtent le regret que nous ayons manqué tant de villes célèbres. »
Pour finir, je me suis délectée des petites perfidies savamment distillées à l’encontre de certains autres voyageurs, qui viennent ruiner le laïus seriné au retour, un peu trop convenu, d’une ambiance potache et d’une lune de miel sans nuage entre les écrivains.
Maylis de Kerangal, choisit quant à elle la fiction, avec un court récit lu sur France Culture, dès son retour. Il ne sera question que de l’essentiel, du train, de ce transsibérien où se croisent des gens que tout oppose, culture, nationalité, clivage social, les riches dans des wagons tout confort, les « prolétaires » dans une étuve, une promiscuité, un empilement de couchettes, un espace clos pestilentiel digne d’un transport de bestiaux. Aliocha, jeune appelé, file sur les rails vers une caserne de Sibérie dont il ignore le lieu exact, malmené par des conscrits de son compartiment mieux bâtis, et échafaude sa désertion prochaine au moment où il croise une Française, un peu de travers, qui fuit sans trop le savoir son compagnon russe, nouveau riche et ancien dissident revenu au pays. Il est passionnant de retrouver dans cette histoire le vécu qui l’a nourri, grâce aux journaux des deux Immortels. Mais au-delà de cette leçon de construction d’un texte à partir d’une certaine réalité, on ne peut que souligner la langue absolument magnifique de Kerangal. Sa confrontation avec la Sibérie est de nature physique, une appréhension violente de l’espace, de ce contraste entre le train clos qui trace et l’immensité sans bornes, immobile, immuable. Rien de romantique dans la brève rencontre de nos deux fuyards : ils se trouvent tous les deux à des tournants de leur existence, Aliocha pétri d’épouvante devant la Sibérie, qui a avalé nombre de déportés, terrorisé par sa démesure, « une enclave qui aurait l’immensité pour frontière ». « Aliocha se poste à la lucarne, happé par la focale unique sur le monde, comme un œil que l’on aurait derrière la tête, fasciné par la vision du chemin de fer qui blinde à rebours dans le fond du paysage, ruban strié alternant le clair et le foncé, stroboscope éclairant son visage, et bientôt, hypnotisé, il touche ce point de l’espace où la forêt avale les rails encore chauds, engloutit les traverses en un puits de mystère, …il n’est plus que ce point de fuite qui dévore l’espace et le temps, coïncide avec lui, s’en obsède, prêt à verser lui-aussi dans le grand trou noir, tout plutôt que la Sibérie. »