Luchino Visconti – 1971 – Prix du 25e anniversaire du Festival international du film de Cannes

 

Pour C., évidemment

Il est toujours difficile de parler du film qui est venu percuter vos jeunes années.

L’époque du lycée était une parenthèse ensoleillée où l’on avait du temps et de l’enthousiasme pour découvrir les films des grands réalisateurs : nous passions alors beaucoup de temps dans certains vieux cinémas peu onéreux de la rive gauche – le Champo, le Studio Galande, et surtout le Reflet Médicis. C’est dans les sièges défoncés de ce dernier, devant une copie délavée, hachurée, qui crachotait une bande son fatiguée, que je suis restée sidérée devant Mort à Venise. Le premier grand choc. Les références littéraires me passaient largement au-dessus et Thomas Mann n’était déjà plus très lu.. J’ai donc accueilli le film sans recul, sans perspective, sans rien intellectualiser,  exactement comme Aschenbach reçoit la révélation de la beauté de Tadzio.

Si les palabres du compositeur et de son ami sur la fonction de l’artiste, le rôle du génie dans la création de la beauté, sonnaient pompeux à mes oreilles, la quasi-perfection du film m’avait fait toucher du doigt ce qui distingue un cinéaste majeur d’un réalisateur quelconque : la maîtrise absolue d’une mise en images sublime. La caméra de Visconti capture l’indicible, un trop plein d’émotions dévastatrices, le sentiment insupportable qu’il est souvent déjà trop tard, la fragilité des certitudes affirmées, et un destin qui s’effondre en même temps qu’il se révèle enfin.

Un musicien croise un visage d’ange sépulcral, qui anéantit aussitôt les dogmes rigoureux qui ont fondé toute sa vie de créateur : la beauté physique de Tadzio surpasse celle née de son travail laborieux. Alors, sous la chaleur irrespirable du sirocco, en même temps que la ville se gangrène et que le choléra saigne les habitants, Aschenbach se délite, erre dans Venise sur les traces de l’adolescent, maquille sa vieillesse sous un masque blanc et finit par s’écrouler sur une petite place, fardée de chaux, secoué d’un rire sinistre qui finit en sanglots poignants. Sa vie n’a été qu’une mascarade, une suite d’erreurs, de luttes vaines, une lente agonie, qui va prendre fin dans une ville malsaine et désertée. Visconti filme Venise comme un espace asphyxiant, sinistre, rongé de plaies, un cloaque en décomposition qui va bientôt disparaître, sous les cordes funèbres de la 5ème de Mahler.

Il n’y a quasiment pas de dialogues dans Mort à Venise et pas vraiment d’histoire : la ville, Tadzio et sa famille, le Lido, tout est vu du point de vu d’Aschenbach sans qu’il soit nécessaire d’alourdir la fluidité des images : vastes travellings glissants, zooms qui isolent les personnages et qui accentuent la fascination qu’ils exercent, une bande son qui réduit en simples bruits de fond les bavardages des clients de l’hôtel et de la plage, au profit des longs silences contemplatifs du compositeur et de sa musique.

L’issue fatale d’Aschenbach est inéluctable dès les premières images du film, qui s’ouvre sur la fumée noire d’un vaporetto, tâchant l’aube. Sa volonté se désagrège devant le gondolier lugubre qui le convoie au Lido comme s’il traversait l’Achéron, il reste dans une ville infectée alors qu’il a croisé les premiers cadavres, il choisit de rater son train pour mieux se détruire sous les regards de l’ange de la mort qui lui sourit avec douceur. Cette ultime décision, préférer un mortel enfermement volontaire au retour vers une vie saine, mais rigide, intellectualisée, donc stérile, me semblait un acte d’une audace prodigieuse. Aschenbach s’éteint sur la plage du Lido, les yeux tournés vers la lagune pour ce dernier voyage, la silhouette de Tadzio en contre-jour lui désignant de la main le large, l’éternité.