La vie rêvée de Rachel Waring (Wish her safe at home – 1982)
Roman de Stephen Benatar
Éditions Le Tripode, 2014
Il est bien rare qu’un roman soit proscrit d’un prix littéraire, non du fait de ses défauts mais à cause de ses qualités. C’est pourtant cette infortune qui plombât le devenir de La vie rêvée de Rachel Waring, en 1982, lorsque les membres du “Booker Prize” l’écartèrent sans ménagement de la sélection. Trop original, trop déconcertant, mais surtout trop perturbant.
Il faut avouer qu’entrer dans la tête d’une femme sans histoire, qui finit en camisole de force trois-cent quarante pages plus loin, sans que le lecteur soit capable de déterminer le moment exact où son esprit s’en va irrémédiablement battre la campagne, n’est pas des plus confortable. Où passe la frontière entre une personnalité très originale, une sensibilité exacerbée, une imagination romanesque, une propension à ré-enchanter sa vie, un goût prononcé pour la poésie et la musique, et la bizarrerie, le déséquilibre, la confusion, enfin la démence ? À quel moment fait-on le grand saut et pour quelles raisons ? Il serait si simple et si rassurant d’étiqueter, de classer, de distinguer les sains d’esprit des siphonnés, comme si le cerveau érigeait des digues, des remparts fiables et étanches aux dérives soudaines et inattendues, qui n’emporteraient que les « malades mentaux » avérés. Alors, quand un romancier nous tend un miroir, sous-entendant que le destin de son héroïne pourrait nous échoir un de ces quatre matins avec « discrétion et élégance », on n’est plus sûr de rien, et on scrute nos propres petites manies et autres singularités avec un peu d’angoisse.
Rachel Waring est l’archétype de la vieille fille anglaise ordinaire, anonyme, déjà ménopausée mais toujours pucelle, qui partage son appartement dans la banlieue de Londres avec une co-locataire mal lunée. Tout est gris dans cette vie monotone et solitaire, de l’emploi modeste à la lecture régulière des petites annonces. Mais, une grand’tante oubliée lui lègue bientôt une grande maison à Bristol, où Rachel s’imagine pouvoir refaire sa vie ; ou plutôt construire une autre vie conforme à ses rêves, à ces chansons de comédies musicales, où les héroïnes romantiques toujours jeunes et belles concentrent tous les regards, nouent des amitiés éternelles, et rencontrent leur prince charmant : bref, la mélodie du bonheur. Installée dans sa nouvelle demeure, Rachel vit enfin cette existence tant désirée, entourée de ses nouveaux amis, s’essayant à l’écriture d’un roman, fédérant autour d’elles les esprits anticonformistes, s’investissant dans la vie associative et religieuse de Bristol, et surtout, en rencontrant l’homme qui lui était destiné. Enfin presque. Car tout le roman n’est que le long monologue de Rachel, comme un journal intime, un aparté pour soliste. Quelle place est alors véritablement donnée à l’exactitude des faits ? Où commencent les espoirs, les petits arrangements avec la réalité, l’affabulation, la fiction, dans ce discours à sens unique ? Tout doucement, le lecteur est entraîné sur une pente glissante où il ressent des dissonances, des incohérences dans le comportement de Rachel. L’allegro se hérisse de fausses notes et dérape inéluctablement vers une totale cacophonie.
Car Rachel est la « reine des erreurs d’interprétation » ; son extrême sensibilité est un fardeau qui rend sa vie impossible ; pour tenir le réel à distance, le rendre moins coupant, moins blessant, elle se protège derrière un univers de fiction qu’elle crée en permanence. Lorsqu’elle se retrouve « déplacée » à Bristol, loin de ses repères, de ses habitudes, sans travail, totalement isolée, « la vie rêvée » de Rachel va prendre peu à peu le pas sur la véracité des faits, son monde intérieur submerge et réécrit les événements les plus anodins. Chaque rencontre, même fortuite, avec des voisins, des commerçants, le notaire ou le prêtre de sa paroisse, est matière à relectures, méprises, incompréhensions, fantasmes (surtout si l’interlocuteur est masculin). Son désir de plaire, de réussir, d’être reconnue et aimée est aussi hypertrophié que sa capacité d’aveuglement, et elle choisit d’imaginer qu’elle a satisfait ses ambitions, jusqu’à sombrer dans la névrose obsessionnelle.
On pourrait craindre un livre plombant, sinistre, caustique, loin s’en faut ; Rachel Waring se comporte comme une héroïne de comédie musicale, toujours positive, légère, primesautière, habillée et maquillée comme une jeune fille qu’elle n’est pourtant plus, persuadée d’être la cible de tous les regards et des admirations éperdues. L’auteur préfère la coquetterie d’un comique de situation irrésistible (so british !) au portrait psychologique appuyé caricatural. Si le livre commence pianissimo, l’auteur distille par petites touches quelques fantaisies, quelques bizarreries, qui mettent du temps à troubler le lecteur. Lorsque Rachel s’amourache de l’ancien propriétaire de sa maison, mort en 1793, dont le portrait orne sa cheminée, (jusqu’à imaginer être son épouse légitime…), l’absurdité de la situation est à peine relevée. L’auteur présente la relation comme naturelle, évidente, pas plus fantastique que celle de Madame Muir et son fantôme.
Aussi, et c’est là l’un des tours de force de Stephen Benatar, le lecteur prend dès les premières pages faits et causes pour Rachel. On aime son audace, son insouciance, son optimisme à tout crin, qu’elle dise tout haut ce que la bienséance ou la bonne éducation d’ordinaire tait, qu’elle rembarre les fâcheux et les raseurs (la lettre qu’elle envoie à son banquier, qui s’inquiète de son découvert, est un mélange fabuleux de frivolité, d’inconscience et d’une certaine rectitude morale foncière). On s’inquiète pour elle, lorsque les gens « normaux » commencent à la regarder d’un drôle d’air, quand les vautours flairent la bonne poire bien mûre facile à rouler, quand la réalité vient torpiller son ivresse de bonheur. Rachel est peut-être un peu dérangée, mais parfois, la folie est aussi un synonyme de liberté.