Nouvelles fraîches – Volume 2
Recueil de quatre nouvellistes grecs contemporains
Traduction Michel Volkovitch, Mireille Brugeas et Myrto Gondicas
Éditions Le Miel des Anges, 2016
S’intéresser aux auteurs grecs contemporains est bien souvent une gageure pour le béotien ; en ce qui me concerne, pour éviter de me perdre, j’ai suivi les pas du défricheur Michel Volkovitch, qui s’applique à traduire, à défendre, à transmettre toute une littérature qui mérite bien plus qu’une simple curiosité. Je lui dois des rencontres livresques (mais aussi humaines – private joke !) qui m’ont marquée, enrichie, instruite, émue et qui m’ont menée à la rencontre d’une Grèce très différente de celle que l’on croise lors de nos voyages « touristiques ». Je lui suis redevable de trois immenses romanciers, aussi singuliers que bouleversants : Mènis Koumandarèas, Kosmás Polítis et Zyrànna Zatèli. Si vous cherchez une porte d’entrée dans le monde des lettres grecques du XXe, ces trois-là sauront vous prendre par la main pour de très beaux voyages.
Cependant, peu d’éditeurs parient sur les jeunes auteurs grecs, souvent ignorés des grandes maisons ; les éditions du Miel des Anges ont eu l’astucieuse idée de proposer aux lecteurs français douze nouvellistes, entre trente et cinquante ans, présentés par groupe de quatre. Le second volume de ces Nouvelles fraîches vient de paraître, avec donc quatre nouveaux talents, aussi éloignés que possible. Les styles, les thèmes, les événements, les temps de narration, tout les oppose ! Ce qui est forcément passionnant. Sur les quatre, un seul m’a ennuyée ferme, tandis que les trois autres m’ont embarquée très loin.
Nìkos Koufàkis est celui qui me laisse perplexe. D’où vient cette conviction trop répandue qu’un terreau familial banal soit matière à littérature ? L’écriture, faussement travaillée, sent l’artifice à plein nez et les textes sont assommants de platitude (ma maman, mon papa, les années 70’, les photos de famille, mes premiers émois… même un psy s’endormirait !) : comme le sujet n’est porteur ni de tension, d’opposition, ou d’une quelconque émotion, l’auteur pense épicer le brouet avec ses références culturelles et une audace fabriquée qui tombe à plat. Tout cela ressemble fort à une suite d’exercices prémâchés d’ateliers d’écriture, rien de plus.
Á l’opposé, j’ai découvert avec Còstas Kavanòzis, une écriture absolument inédite, unique, qui m’a médusée. Cet incontestable écrivain sculpte ses textes comme un potier le ferait avec son argile : il met les deux mains dedans, travaille la syntaxe comme une matière vivante, donne du relief, mélange les substances, les épaisseurs et crache des chapitres serrés, nourris, comme des blocs de glaise compact. On se prend alors le parpaing en plein cœur. L’écriture n’est plus un simple vecteur de transmission d’une histoire, elle existe par elle-même, elle se suffit à elle-même. Qu’importe presque le sujet du texte, on est foudroyé par la maîtrise du monsieur. D’autant plus qu’il se donne le luxe de varier la texture de sa pâte stylistique à chaque texte ! Cela en devient vertigineux. Certes, Còstas Kavanòzis nous parle lui aussi de sa famille, de ses amours, mais on tourne le dos au devoir imposé d’un tâcheron. Il y a de la folie, du caractère, de l’énergie, une hardiesse délirante dans ses pages. Et parfois, surtout dans les premiers textes, une poésie, une délicatesse, une sensibilité à vif qui viennent alléger la densité furieuse de cette prose démoniaque.
Pour reprendre son souffle, on peut découvrir ensuite Dimosthènis Papamàrkos, vrai conteur d’une Grèce pauvre et rurale, celle d’avant, encore pétrie de traditions, qui voit revenir les soldats envoyés en Asie Mineure pour combattre les Turcs. Ces gamins rentrent fracassés, physiquement et moralement, mais doivent reprendre le fil de leur vie passée. Et c’est mission impossible. Car la violence donnée et subie, les atrocités, les massacres, ont profondément modifié ces jeunes hommes, à qui les familles ne posent aucune question sur ces années de guerre. Il leur faut reprendre les travaux des champs, se marier, comme si de rien n’était. Naissent alors des conflits entre les coutumes du village bien établies et les aspirations de ces hommes revenus de l’enfer ; les textes nous parlent d’honneur retrouvé, de vengeance, de mythologie, de croyances séculaires où les morts se relèvent pour laver les offenses, mais aussi des amours passés dont on ne se remet jamais. C’est rude, brut de fonderie, économe d’effets, mais ça sonne prodigieusement juste, comme si ces récits à la première personne renaissaient après avoir passé presque un siècle dans l’oubli.
Et pour finir, l’objet littéraire non identifié, mon coup de cœur, la longue nouvelle tombée du ciel : La mort du chevalier Celano, de Theophano Kaloyànni. Nous quittons la Grèce pour la Toscane et remontons le temps pour rencontrer le chevalier Celano, immortalisé par Giotto : on plonge alors avec des yeux d’enfants grand’ouverts dans un monde merveilleux et bizarre, mais étrangement familier. On ne s’étonne pas de croiser Diable, sorcières et magiciennes, un faucon enchanté, des destinées vécues à rebours, tant le texte est écrit simplement, comme une évidence. On éprouve immédiatement une grande proximité avec cette histoire qui, sous prétexte de nous emmener dans un conte, verse plutôt dans le mythe, le texte fondateur qui traverse les âges, porteur de raison, d’humanisme et de gravité. La langue très épurée est une merveille de retenue, où chaque mot, chaque respiration, chaque signe de ponctuation fait sens. On savoure le texte comme une parabole d’un autre temps, avec lenteur, en retenant son souffle, se doutant au fil des pages que Theophano Kaloyànni nous parle en fait de nous, qui tel ce chevalier du Moyen Âge arrogant et solitaire, n’avons toujours rien compris au sens que nous devrions donner à notre vie.