Kiki Dimoula – Car tout le temps perdu, ne se rattrape plus…

 

Hors Programme / Εκτός σχεδίου (2004)

Courts textes de Kiki Dimoula*

Traduction Simone Taillefer

Éditions Monemvassia

 

Il est certains auteurs grecs que je ne sais pas lire, dont j’ignore le mode d’emploi, qui me laissent sur le bord de la route en me donnant l’inconfortable impression d’être passablement limitée. Là où d’autres s’extasient, je ne vois que des textes hermétiques, indéchiffrables, un style opaque, des images sibyllines, des rythmes déconcertants : les vers de Kiki Dimoula se rangent pour moi dans cette famille des indomptables.

Il faut donc saluer la générosité avisée des Éditions Monemvassia, qui offrent aux obtus dans mon genre une porte d’accès à l’univers de la dame. Car la poétesse grecque s’est aussi frottée à la prose, alors qu’elle n’était encore qu’une simple employée de banque. Kiki Dimoula a beau claironné à quel point ce genre lui est peu familier « la prose m’est totalement inconnue, étrangère et désagréable à pratiquer… ce genre d’écrits ne m’intéressaient pas, il était fugace« , elle excelle malgré ses dénégations à nous compter, sous le prétexte de « promenades légères » (sic !) des petites histoires terriblement fortes et singulières, à partir d’un matériau tout simple : la famille, les souvenirs d’enfance, le fil des saisons, les habitants du quartier, le quotidien le plus insignifiant, servent de prétexte à revenir encore et toujours sur cette certitude insupportable que rien ne dure et que notre existence n’est qu’une longue cérémonie des adieux.

Mais, curieusement, Kiki Dimoula manie un désespoir animé, expressif qui ne tombe jamais dans la désespérance. La vie est sans doute une chiennerie au long cours mais en creux, si on sait voir, subrepticement, surgissent des images étranges et magnifiques. Sans doute faut-il être poète pour avoir accès à cette dimension et savoir aussi manier une très élégante distance avec sa propre inclination au spleen.

Son écriture est concise, rapide, ça claque comme un fouet en allant droit où c’est nécessaire, là où ça fait mal, là où ça grince. Ses personnages sont croqués à l’essentiel, par un détail vestimentaire, un accessoire, qui en disent suffisamment long : une robe éternellement noire, un parapluie toujours à demi-ouvert, « des pieds tellement tournés en dehors qu’ils ont l’air posés à l’envers », un chignon qui rappelle les boulets de plomb, des chaussures mal cirées**, suffisent à camper un caractère. C’est assez pour lire entre les lignes, pour ressentir la peine, la folie, l’avidité, le renoncement, la souffrance, les deuils qui courent dans ses tranches de vie.

Les objets jouent leur propre partition, interviennent dans la narration,  revendiquent des émotions, donnant parfois aux textes des allures de contes noirs pour adultes. Des contes toujours brisés par une chute vertigineuse, des dernières phrases redoutables, une dégringolade féroce qui regarde vers l’ironie et la dérision. La syntaxe de Kiki Dimoula, même en prose, est souvent étonnante, parfois même déstabilisante, avec des accélérations impétueuses, des détours en épingle à cheveux, de rares moments de repos vite cravachés pour retrouver l’urgence, voire une certaine folie.

« C’est jeudi. Ça n’ajoute rien. C’est un après-midi. Ça soustrait. Le temps est pluvieux. Ça complique. On est seul et ça ajoute, soustrait, complique. »

« Toute la journée un bras de gramophone jouait le premier disque de mon inquiétude à la belle voix, tandis que sa cause encore inconnue dansait, la joue appuyée sur l’épaule de ma petite chambre tournante ».

Car brillent aussi dans ces pages une étrangeté légère, un décalage subtile, une lumière bizarre ; la plume de Dimoula teinte les lieux et les personnages de poésie, sans le vouloir, sans le revendiquer. Impossible de renier sa condition de poète en se frottant à la prose, on emmène juste ses obsessions dans une autre composition instrumentale, plus audible mais tout aussi inouïe.

« Les illustrations embellies de la campagne m’égaraient dans une vie de rêve. Le soc semblable à une petite barque flottant sur les vaguelettes légères du sol, le vent qui courbe la tête des épis et leur lave les cheveux de force dans une eau dorée, les petits moutons au flanc d’une flûte ombragée qui broutent le duvet sur le visage encore vert du jeune berger, le soleil mûr qui coupe et jette les paysannes dans les paniers comme des grappes de raisin. »

« Mais la soirée était très glissante, merveilleusement glissante, la rue avait aussi beaucoup de jasmin et une lumière du soleil à l’ivresse évaporée, il y avait aussi dans une maison un piano qui jouait des morceaux rayés. »

 

*  Poétesse née à Athènes en 1931, membre de l’Académie d’Athènes et Prix européen de littérature en 2009, pour l’ensemble de son œuvre.

** Proposition pour un projet d’études : l’obsession des pieds et des chaussures dans Hors Programme (Dimoula y revient constamment !)

2 Comments

  1. Reply
    Sylvain FOULQUIER

    Je ne suis pas un inconditionnel de Kiki Dimoula, car la plupart du temps sa poésie n’évite pas les clichés et les stéréotypes littéraires, ce que Rimbaud appelait « la vieillerie poétique » mêlée à l’influence de l’existentialisme,(lequel constitue par rapport au surréalisme une immense régression). Cela dit, je reconnais volontiers que certains poèmes de K. Dimoula sortent complètement du lot et s’imposent par leur originalité et l’émotion bouleversante qui s’en dégage. Ainsi « Eté » (dans « Le Peu du Monde ») et « Inespérances » (dans « Je te salue Jamais », dédié à son époux décédé ) font partie de ce que la poésie contemporaine a produit de plus fort. Idem pour « Temps allongé » (dans « Mon dernier corps ») avec sa richesse métaphorique merveilleuse. Elle est en fin de compte le seul auteur de la poésie contemporaine qui parvienne à me toucher.

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