La Passe-Miroir (T. 1, Les Fiancés de l’hiver ; T. 2, Les Disparus du Clairdelune)
Romans de Christelle Dabos
Éditions Gallimard Jeunesse, 2013 et 2015
Prix 2013 du Concours du premier roman
Grand Prix de l’Imaginaire 2016
J’avoue, entre deux livres « sérieux » pour adultes, je fouine régulièrement au rayon « ados » pour m’aérer les neurones, retrouver un peu de fantaisie, de fraîcheur et d’émerveillement. Plus encore que les aventures du petit sorcier anglais binoclard, c’est la trilogie de Philip Pullman, Á la Croisée des Mondes, qui m’avait définitivement convaincue de rester à l’affût des nouveautés « Jeunesse ».
Avec un peu de retard sur la parution de son premier volume, j’ai mis le nez dans cette formidable saga qu’est La Passe-Miroir, tétralogie dont on attend les deux derniers tomes avec autant d’impatience que la nouvelle saison de Game Of Thrones ; si si, c’est de ce niveau-là. Car comme tous les livres pour ados qui dépassent rapidement leur cœur de cible, La Passe-Miroir autorise plusieurs niveaux de lecture et offre un merveilleux jeu de pistes d’influences, d’hommages, de références, de clins d’œil qui enrichissent un texte original et savoureux.
La Déchirure, événement mystérieux – du moins à la fin du tome 2 –, a mis fin à la géographie terrestre que nous connaissons. Autour du Noyau de l’ancien monde pulvérisé, flottent des fragments de continents appelés des Arches. Chacune possède un ancêtre fondateur, un « esprit de famille » immortel et puissant, et abrite des lignées, des clans, détenteurs de pouvoirs spécifiques. Sur Anima, Arche d’Artémis, les objets sont dotés d’âme, parfois même d’épouvantables caractères. Les Animistes les plus doués sont capables de « lire » un objet, l’histoire de ses propriétaires successifs, par un simple contact manuel. C’est le cas d’Ophélie, jeune fille gauche, solitaire et silencieuse, planquée derrière ses lunettes, son écharpe de grosse laine lunatique et ses cheveux mal peignés. Surtout, la demoiselle qui ne paie pas de mine et cultive la discrétion, passe en douce les miroirs, échappatoire providentielle pour garder discrètement sa marge de liberté. Mais, un mariage arrangé avec l’Intendant des Finances de la lointaine Arche du Pôle va bouleverser la vie tranquille d’Ophélie. Elle quitte son cocon familial pour un homme froid, taiseux et hermétique, que cette union n’enchante pas plus qu’elle. Il va néanmoins la guider dans les méandres de la Citacielle, capitale du Pôle, cité en suspension au-dessus de l’Arche où les clans les plus puissants rivalisent de cruauté et de perfidie pour s’assurer les bonnes grâces de leur « esprit de famille », Farouk.
Sur ce canevas classique de roman initiatique dans un univers hostile, Christelle Dabos construit tout un monde insolite, fantasque et captivant ; la géographie des Arches, les modes de vie, les conventions sociales, les dons singuliers de chaque dynastie, les jeux de pouvoirs, forment un tout cohérent, homogène, à la fois saisissant mais élaboré avec beaucoup de maîtrise. Ce qui intéresse vraiment l’auteur, derrière cette architecture dense et très réussie qui plaira aux jeunes lecteurs, s’articule autour de la genèse de ce nouveau monde et de la disparition du précédent. Quelles sont les origines des ancêtres des Arches ? qui est leur créateur ? est-il tout puissant ? existe-t-il un contre-pouvoir à son autorité ? Farouk est l’unique « esprit de famille » à s’interroger sur sa destinée et il sait que la clef se trouve dans le document fondateur, son propre Livre qu’il doit respecter et suivre à la lettre. Mais une page de cet ouvrage manque et la mémoire de Farouk cherche à combler ce vide. Il y a dans cette Passe-Miroir, toute proportion gardée puisqu’il s’agit d’une série pour ados, un peu de la quête qui traversait le Nom de la Rose. Nous ne sommes plus dans les méandres d’une bibliothèque du Moyen Âge à la recherche du second livre de la Poétique d’Aristote mais dans le dédale d’une Citacielle à déchiffrer un manuscrit originel qui soulève plus de questions qu’il n’en résout. Ophélie est d’ailleurs bien plus qu’une simple « liseuse », aguerrie à comprendre le passé d’un objet, elle est une sympathisante, une Animiste attachée à l’histoire, surtout à celle de l’Ancien monde. Or, il est interdit de « lire » et de traduire les documents d’avant la Déchirure… le livre est objet de connaissance, de rébellion, donc de liberté.
Christelle Dabos s’amuse avec les symboles en douceur, sans matraquer son message. Elle joue avant tout sur le visuel, la féérie, l’inventivité. Son univers n’est pas sans rappeler celui de Miyazaki, et plus particulièrement Le Château ambulant : la Citacielle lui ressemble étrangement, avec ses illusions d’optique et ses distorsions spatiales. On retrouve l’utilisation des dirigeables, des personnages féminins forts, le goût du travestissement, la présence de magiciennes/architectes qui entretiennent les mirages et les rêves. Et pour les lecteurs plus âgés amateurs d’histoire, ils retrouveront à la cour de Farouk la savoureuse ambiance du Grand Siècle, les intrigues, les manigances des favorites, les faux-semblants, les pièges, les assassinats et les fêtes grandioses que Versailles n’aurait pas reniées !