Des trois B qui ont régné pendant des décennies sur la chanson française (Brassens, Brel et Barbara), c’est avec l’icône toute de noir vêtue que j’entretiens une relation à éclipses. Si je voue une admiration éperdue à l’auteur-compositeur des débuts, doté(e) d’une voix si claire, je suis épidermiquement allergique au monolithe quasi-aphone devenue caricature d’elle-même, vénérée lors de grand’ messes virant au culte de personnalité. J’ai souvenir d’un article hilarant dans Libé cet été, où une journaliste avouait son peu de goût pour la chanteuse en écrivant « Barbara me barbe. Trop d’affect, de grandiloquence, dans le genre, je préfère encore Piaf et le côté poulbot, les « r » roulés et compagnie. Seule Göttingen me touche. Sinon, j’ai l’impression d’être aspirée dans une centrifugeuse à pathos ». Sur la fin, c’était tout à fait cela – mais il faut le dire tout doucement, parce que c’est très mal vu.
L’exposition de la Philharmonie n’est heureusement pas tombée dans le piège de l’hagiographie complaisante, car elle s’attarde avec raison sur l’éclosion de l’artiste, portée par un nombre impressionnant de documents inédits. Les premières salles, petites et sombres comme ses jeunes années, sont une mine d’informations sur la construction de Barbara à travers les errances, la pauvreté, l’exode, la solitude, la faim, les échecs. On découvre une toute jeune femme boulotte aux cheveux longs – « le chagrin ne nourrit pas mais fait grossir » –, qui va faire ses premières armes sur les scènes belges. « La scène m’apprend que j’ai un corps que je vais devoir écouter et regarder. Lentement, je reprends forme. » La transformation est en marche, et quand elle rentre à Paris pour devenir « la chanteuse de minuit » à “l’Écluse”, la silhouette est longiligne, la coupe courte et la robe noire. Barbara sait qui elle est et ce qu’elle a à faire, même s’il y a quelques détails encore à peaufiner.
L’exposition présente de magnifiques clichés grand format, pris à la fin des années 1950 chez elle, rue de Seine, extrêmement émouvants, car on y voit une Barbara qui ne sait pas poser devant l’objectif, ni trop quoi faire de ce corps mince et long. Le succès qui arrive rapidement, les premiers textes qu’elle ose signer de son nom, la libèrent : elle est la première auteur-compositeur-interprète de la chanson française. Elle apprivoise un physique qu’elle n’aime pas en créant le « personnage » Barbara, les yeux agrandis par un trait d’eye liner, et affublée d’un pantalon large, tel un mime : « J’ai émancipé mes jambes et tout d’un coup, les mots se sont mis à circuler par ma bouche, par mes veines, par mes muscles, et tout mon corps a pu chanter de la racine des cheveux jusqu’au bout des doigts, et j’ai pu projeter mes émotions au rythme de mon souffle ». La presse, pas toujours tendre à l’époque avec Barbara qui détonne en pleine vague « yé-yé », n’y voit que du feu et en rajoute sur « l’intellectuelle étrange et mystérieuse ». L’artiste, certes perfectionniste et exigeante quand il s’agit de son travail, n’a pourtant rien de sinistre au quotidien, mais on ne peut rien quand la légende est en marche.
Les manuscrits des chansons, les astuces que Barbara met en place pour composer (elle joue du piano sans être capable d’écrire une partition et doit donc s’enregistrer pour permettre à ses musiciens de mettre la mélodie sur papier) et les extraits d’interviews illustrent le travail presque artisanal de l’artiste qui se considère juste comme « une femme qui chante ». « Je déteste le mot « auteur-compositeur », je crois que je suis une interprète, je ne suis pas quelqu’un qui écrit… On est à une époque où l’on mélange tout, je fais des petits zinzins, comme cela, qui me vont comme une autre ferait des robes. » La dame composera tout de même trois cents chansons… la quarantaine enregistrées entre 1962 et 1969 – Pierre, Nantes, Dis, quand reviendras-tu ?, Marienbad, Göttingen, Á mourir pour mourir… –, resteront les textes majeurs de Barbara ; Drouot et L’Aigle noir suivent très vite en 1970.
La seconde partie de l’expo qui me laisse totalement froide, traite de son installation à Précy, des grands rendez-vous de scène où Barbara devient la diva à plumes mais au souffle court, des tournées internationales, du plus que moyen Lily Passion. Les vieux compagnons de route sont congédiés, les critiques sur son travail ne sont plus admises, l’esprit de troupe fait place aux tensions récurrentes et aux colères homériques. Le personnage Barbara a fini par bouffer son créateur pour en devenir une parodie déformée à la gestuelle hypertrophiée… On est soudain très loin des « petits zinzins »…
Barbara à la Philharmonie – jusqu’au 28 janvier 2018