Lectures d’été sans maux de tête

Passer l’été à Paris peut être charmant quand on est en vacances, beaucoup moins lorsqu’on y travaille juillet & août, et que le thermomètre atteint les 37°. Paris ressemble alors à une étuve puante, le métro, à un cuit vapeur où l’on tente de ne pas frôler les coudes collants et moites des autres passagers. On travaille avec un tiers de cerveau, le reste étant définitivement fondu dans un bureau surchauffé.

Bref, avec de la sauce blanche à la place de méninges et une fatigue chronique, impossible d’ouvrir un livre qui demande un quelconque effort. Le moment est donc parfait pour lire des bouquins bien troussés mais accessibles, de terminer des cycles romanesques, et de laisser le libraire faire le choix des lectures estivales. 

 

Le Labyrinthe des esprits, de Carlos Ruiz Zafón, chez Actes Sud

Suite et fin de la tétralogie du Cimetière des livres oubliés, dont le premier volume m’avait bouleversée. Le dernier est du même acabit, poignant, poétique et romanesque, comme cette Barcelone ténébreuse et gothique, qui dissimule les plus infâmes secrets du franquisme. Voici venu le temps aussi de poser les dernières pièces du roman familial, de dénouer les destins, de quitter la petite librairie et ses secrets : seule l’écriture peut finalement panser les plaies et rassembler les pièces du puzzle éparpillées sur trois générations, dans un manuscrit final qui salue tous les écrivains qui ont traversé la saga. On referme le dernier volume comme on reposerait en souriant un vieil album de photos de famille, une fois les douleurs, les drames et les trahisons enfin pardonnées. 2568 pages au total, pour l’un des plus beaux hommages jamais rendu à la littérature.

 

Le Tricycle rouge, de Vincent Hauuy, chez   Hugo Thriller

Pour sortir de la torpeur estivale et frissonner d’angoisse, un très bon polar bien réfrigérant. Un ancien profileur très amoché (la mémoire trouée, obsédé par les mots rares qu’il griffonne sur un carnet, et victime d’images obsessionnelles), reprend du service cinq ans après la mort d’un tueur en série dans le Vermont. Une nouvelle série de crimes répugnants tache l’hiver canadien, selon un mode opératoire bien trop familier du profileur. Le serial killer serait-il revenu d’entre les morts, semant des cartes postales derrière lui, comme autant de petits cailloux sur le chemin de la vérité ?

Sur cette trame classique se greffe un sombre scénario très angoissant sur les opérations secrètes de la CIA, le conditionnement, la manipulation mentale, les hallucinations et les troubles psychiques, conséquences de traumas infantiles inhumains. C’est sombre, intense, tranchant, inattendu et particulièrement bien écrit.

 

J’ai mangé du Jean Teulé tout le mois d’août. J’ignore pourquoi je n’avais jamais encore ouvert un de ces courts romans, aussi décapants qu’étonnants. L’histoire avec un grand H ne l’intéresse nullement : il préfère les personnages de l’ombre, les oubliés, les existences en pointillés dont il faut combler les lacunes.

Il choisit des destins hors normes, les mal-aimés, les ignorés. Avec un humour goguenard, il raconte (un peu), il invente (beaucoup), il glisse parfois dans l’hénaurme, avec des anachronismes de style savoureux. Qu’importe le terreau attesté, Jean Teulé croque des chroniques pertinentes et drôles, décalées et improbables.

 

Je, François Villon, de Jean Teulé, chez Pocket

Il y a bien des vides dans la trajectoire de François Villon. Mais il y a un matériau très pratique pour y voir clair, ses ballades. Quand la vie du poète part en creux, il suffit de revenir à l’œuvre pour trouver les jours manquants. Et ça secoue bien fort. Que notre époque paraît aseptisée et ultra-sécuritaire à côté de ce Moyen-âge foutrarque, violent et crasseux ! Portrait d’un poète qui se vautre avec délices dans la fange, tombe volontairement toujours plus bas et refuse les mains tendues de ses admirateurs. Villon se voulait libre de toute autorité, de toute contrainte, de toute morale, il n’est en fait chez Teulé qu’un désespéré, un poète maudit, un marginal déclassé, dont on perd définitivement la trace un matin de janvier.

 

Charly 9, de Jean Teulé, chez Pocket

Oh, le jeu de massacre ! Mais qu’a donc Jean Teulé contre les Valois ? Le portrait du second fils de Catherine de Médicis ressemble davantage à une farce, à une assemblée de têtes de turcs, dégommées par une plume trempée dans l’acide, qu’à une page d’histoire. Certes, le jeune Charles n’a pas l’air vraiment taillé pour la couronne (son meilleur ami est un bourreau, sa maîtresse et son médecin sont des huguenots, pas de bol !). Sa « mama » florentine tient toujours les rênes du pouvoir et le manipule pour pouvoir allègrement zigouiller 30 000 protestants en une nuit. Là, c’en est trop pour la caboche déjà fragile du jeune roi, dont l’esprit part battre la campagne. Teulé sort la sainte famille de la naphtaline pour lui redonner de la vie, dans une langue matinée de modernité, qui les rend plus familiers. Quelle bouffonnerie ! Tout y passe : les parties de chasse au cerf du roi, à cheval dans les couloirs du Louvre, le portrait de Ronsard en vieux libidineux sourdingue, sa foldingue de sœur Marguerite se baladant avec la tête de son amant dans un bocal d’alcool, son frère Henri, porté sur le vaudou pour piquer plus rapidement le trône à son frère. Une tragédie grotesque succulente au langage très fleuri : «… pute borgne du trou du cul du tout-puissant… oh, mille pines de Dieu bouffées par le chancre… Salope de Marguerite, je te compisse gargouilleuse, truie pisseuse, mal fille ! Puterelle, au con gros et mollet rejetant foutre blanc comme lait ! ». Irrésistible, je vous dis !

 

Le Montespan, de Jean Teulé, chez Pocket

Ce n’est pas de Monsieur le Marquis de Montespan dont se gausse ici Jean Teulé. Parce qu’il faut être sacrément courageux pour tenir tête au Roi Soleil, qui lui a ravi sa femme. L’aristo fauché ne va jamais douter de l’amour de la nouvelle favorite du roi ; il l’attend dans son château de province délabré, refusant les honneurs et les dédommagements financiers que la position favorable de sa courtisane d’épouse pouvait lui procurer. Les rituels de la Cour, le ballet des flagorneurs, l’aristocratie moisie, sale et vulgaire, les habitudes sexuelles écœurantes d’un monarque qui ne se trempait jamais dans l’eau, ravissent en revanche l’auteur qui flingue à tout-va. Non seulement Montespan n’accepte pas le rapt de sa Marquise, mais il va afficher son cocufiage et son courroux, en ne reculant devant rien pour ridiculiser Louis XIV : écrits au vitriol contre le roi, visite nocturne à Versailles, tentative d’agression sur la Reine. Plus le monarque veut le faire taire, plus il fait de bruit. Le désespoir de cet homme amoureux qui subira prison et bannissement pour une femme qu’il ne reverra jamais, est on ne peut plus émouvant, en opposition absolue avec la canaillerie vérolée de Versailles.

 

Ô, Verlaine, de Jean Teulé, chez Pocket

Enfin, le coup de cœur, un roman que j’ai relu dès la dernière page tournée, tant j’en voulais à Teulé de n’avoir pas écrit plus long. Nulle ironie, nul ricanement dans ce Verlaine, tant l’auteur semble rempli d’amour pour le poète. Automne 1895, la dernière saison pour Paul Verlaine devenu loque, quasi-clochard, imbibé d’absinthe et souffrant de syphilis, de cirrhose et de diabète. Il hante en haillons et couvert de poux le Quartier latin, entre le bordel de la rue Descartes, sa chambre crasseuse, et ses crises de démence dans les rades de la rue Saint-Jacques. Il tient à peine debout, pressé par deux sangsues (une jeune prostituée et une vieille danseuse du bal Bullier) qui vendent en douce ses derniers vers et le presse d’écrire encore.

Mais il n’en peut plus, Verlaine, il sait que ça sent le sapin. Pourtant, la faucheuse va lui laisser un peu de répit ; les étudiants vont se prendre pour lui d’une affection aussi absolue que foudroyante, le préfet de Police de Paris interdit qu’on l’arrête lors de ses nombreuses rixes entre ivrognes, un grand professeur de médecine va tenter de le remettre sur pied. Mais la liberté de Verlaine ne peut s’accommoder de la mesure, de la prudence, de la sobriété. La poésie naît dans la fange, dans la faim, dans la solitude, dans l’excès.

D’ailleurs, lorsque Verlaine n’écrit pas, il est un homme odieux, égoïste, violent, insupportable. Sa poésie pourtant est tout le contraire. Janus à deux têtes, il fait naître chez le lecteur un mélange de fascination/répulsion pour ces grands écarts qui courent tout au long du roman : un homme de génie capable des pires bassesses.

Jean Teulé a placé à ses côtés le dessinateur Cazals, Bibi-la-purée, Laurent Tailhade, l’éditeur Léon Vanier, le petit peuple du quartier, faune bigarrée au sein d’une cour des miracles que n’aurait pas renié l’autre poète maudit, Villon. La boucle est bouclée.

 

 

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