J’avais prévu de démarrer l’année avec lui, à l’heure où les beuglements venus d’outre-Rhin contestent à un pays européen la plus élémentaire liberté de conscience, le choix d’élire qui lui sied. Le timing étant parfait, j’ai donc ouvert avec une mine réjouie Une lampe entre les dents (Φακος στο στομα) – Éditions Actes Sud, 2013, avant de déchanter et que le livre me tombe littéralement des mains. Je ne connaissais de Christos Chryssopoulos (né en 1968) que la réputation qu’on lui prête, ses dons multiformes (professeur, critique, traducteur, essayiste, photographe, vidéaste, lauréat du prix de l’Académie d’Athènes en 2008) et quelques avis de critiques littéraires patentés, le considérant comme « l’un des plus prolifiques et des plus originaux écrivains de sa génération ». Original, certainement. Tellement que je m’y suis perdue, incapable de trouver une place dans ce récit sec, fuyant, hybride, mais surtout anesthésié.
Une lampe entre les dents se veut le récit des déambulations de l’auteur dans les rues d’une Athènes bouleversée par plusieurs années de crise. Cette chronique tricote des éléments réels, de la fiction et des digressions générales sur la ville. Ce n’est pas un reportage, encore moins un essai, ni une réflexion, c’est un Objet Littéraire non Identifié où l’on apprend en fait peu de choses sur la transformation d’une capitale saignée à blanc par la récession. Car l’auteur parle avant tout beaucoup de lui, de son rapport à l’espace, à l’identité, à sa condition d’écrivain et même lorsqu’il échange avec un SDF, son discours le ramène toujours à son introversion. L’auteur flâne, photographie, constate froidement les modifications que le paysage urbain a subies, croise tous les laissés-pour-compte, sans empathie, sans émotion. À l’opposé, il se vautre avec délice dans l’intellectualisme le plus revêche, le plus hermétique, à grand renfort d’expressions pour moi nébuleuses : « La pensée se projette en un espace intermédiaire défini par notre répugnance à choisir une fois pour toutes l’un ou l’autre extrême (attention : je n’ai pas dit de façon disjonctive) ». Athènes fonctionnerait selon les lois de l’entropie, elle est une hétéropie, … un continuum spatial, … un gigantesque processus de subjectivation.
Page 67 : « Je regardais les passants quand mes yeux se sont attardés sur les pas d’un homme qui marchait pieds nus dans ses chaussures. Enveloppés de haillons en guise de chaussettes… Les lumières d’une vitrine voisine éclairaient une blessure qu’il avait sur la cheville gauche et ça m’a aussitôt fait penser aux chaussures du tableau de Van Gogh et au débat entre Heidegger et Schapiro* (avec entre eux l’intervention contestable de Derrida)… ». Alors, soit je fonçais questionner ma moitié sur les références philosophiques qui me font cruellement défaut – mais je pressentais de longues heures d’ennui assurées** -, ou bien je déclarais forfait, en feuilletant paresseusement les 53 pages restantes (heureusement, le Monsieur écrit court), toutes aussi assommantes. La deuxième option m’a semblé plus raisonnable. Je reposais donc le pensum en bougonnant.
Mais dans la pile de livres qui m’attendait, dormait un second ouvrage du même auteur, La Destruction du Parthénon (Ο Βομβιστης του Παρθενωνα) – Éditions Actes Sud, 2012, plus proche d’un roman – et encore… – que d’un embrouillamini égocentrique et indigeste. Quatre-vingt onze pages alignent les pièces du dossier, morcelé comme autant de vérités, un peu bancal, impartial aussi (témoignages, aveux, pièces à conviction, photographies, archives) d’un attentat fomenté par un jeune athénien contre le monument qui veille sur la ville depuis deux mille cinq cents ans, le Parthénon, l’incarnation quasi-sacrée d’Athènes dans l’inconscient collectif. Il y avait bien eu dans les années 1940 une bande d’énergumènes*** pour coucher sur le papier la volonté de faire carrément sauter l’Acropole, mais désormais c’est chose faite, le Parthénon est parti en fumée un soir d’été. Évidemment, avec Christos Chryssopoulos, ce n’est jamais limpide et on se doute bien que le Parthénon n’est qu’un prétexte tout trouvé pour nous parler d’autre chose****. Car l’édifice voué à Athéna n’est jamais nommé, il est « Lui », « Il », entité trop puissante, ou trop distante, dont il ne faut pas prononcer le nom : « Qu’est ce que la ville sans Lui ? N’était-ce pas auprès de Lui que nous trouvions refuge quand cela était nécessaire ? … Notre ville ne Le méritait pas, elle ne Le valait pas… c’est la ville, c’est elle qui L’a tué. Car derrière le Parthénon, c’est de l’identité grecque qu’il s’agit : comment exister lorsque l’on a perdu « un point de repère unique qui, pour cette raison même, remplit de multiples fonctions. Il n’existe alentour aucun autre jalon identifiable et si ce lieu de mémoire venait à manquer, alors nous aurions le sentiment de vivre dans un monde étranger. » Faut-il sacrifier le passé, se détacher des vieilles pierres pour enfin exister ? Car après tout, l’édifice – du moins ce qu’il en reste, enlaidi d’étais et de grues – n’a comme grandeur que celle qu’on veut bien lui prêter. « Je cherchais seulement à nous libérer de ce que d’aucuns considéraient comme la perfection indépassable. Je me voyais comme quelqu’un qui offre un cadeau, qui propose une issue, qui relève un défi… il devait tomber, à n’importe quel prix. » Le criminel, Ch. K. (dont les initiales ressemblent étrangement à celles de l’auteur) abomine la disparition de l’idéal antique au détriment de la laideur d’une ville indigne de son histoire : qu’ont fait les Athéniens de cet idéal de Beauté, devenue vertu oubliée ? Le monologue de l’insoumis vire alors au réquisitoire à charge contre ses contemporains : avidité, ignorance, bêtification, repli sur soi, lâcheté, torpeur, et surtout cette servitude aux colonnes de marbre mal rafistolées, tout y passe. Mais lorsque le symbole s’écroule, que là où Il se dressait, il n’y a plus que le ciel, les Athéniens, pour la première fois, « n’ont plus d’origine… le parcours doit être réinventé, l’histoire doit être réécrite. »
Le sacrilège fera t-il office de catharsis pour contraindre les Grecs à se construire un futur en tournant le dos à un passé trop accablant ? La prise de conscience n’aura pas lieu, on rebâtit à l’identique le Parthénon. Christos Chryssopoulos cite Giorgio Agamben (philosophe italien né à Rome en 1942) comme dernière pièce du dossier « le sacrilège est la tâche politique de la génération qui vient » *****. Selon l’auteur, « cela signifie que cette génération doit être capable de changer elle-même »…
* Je vous rassure, je ne sais absolument pas de qui on parle non plus…
** Oui, on peut être totalement sourde à la Philo, je n’y peux rien.
*** La Société des Saboteurs Esthétiques d’Antiquités, par la voix de son Président, le poète surréaliste Yorgos Makris (1923 – 1968).
**** De nombreux lecteurs grecs ont pris au pied de la lettre la provocation de Chryssopoulos, l’amenant à se justifier d’avoir choisi une telle métaphore. « La destruction de monuments est moralement fausse et politiquement inutile », a-t-il martelé à chaque interview ou conférence. Cette réaction épidermique des Athéniens justifie à elle seule le roman.
***** Profanations, trad. Martin Rueff, Rivages Poche, n° 549, 2006, 128 p. – un livre d’actualité…