Double rencontre avec l’écrivain Constantin Théotokis, au travers d’un œuvre de jeunesse surprenante puis d’un roman, plus caractéristique de son style « naturaliste ». De loin, il est à son île de Corfou ce qu’Alexandre Papadiamantis fût pour Skiathos : un chroniqueur précis des us et coutumes de ses contemporains. Mais, à l’opposé de Papadiamantis, fils de pope né dans une famille nombreuse et sans-le-sou, qui ne termina jamais ses études et qui vécut modestement en solitaire sur son île, Constantin Théotokis est l’héritier d’une noble famille de Corfou. L’aristocrate, qui vit de ses revenus fonciers, voyage très jeune, parle six langues vivantes et maîtrise autant de langues anciennes, traduit Flaubert et Goethe (entre autres), et entreprend une histoire de la littérature indienne. Non content d’être un homme de lettres et un véritable érudit, il est aussi un homme engagé : il part se battre aux côtés des Crétois, dès 1896, dans leur révolte contre l’occupant ottoman, s’engage contre les privilèges de sa classe, renonce à son titre de Comte et à son héritage, fonde en 1910 le groupe socialiste de Corfou, et donne ainsi à son œuvre une vraie dimension politique.
Le Peintre d’Aphrodite ou Le Peintre antique (Απελλής- 1904)
Texte de Constantin Théotokis (1872 – 1923)
Traduction René Bouchet
Éditions Aiora Press, Athènes 2017
On peut donc s’étonner de ce texte « classique », qui nous ramène à Éphèse, au IVe siècle av. J-C. Pour camper le peintre Apelle, dont il ne reste aujourd’hui aucune œuvre, Constantin Théotokis puise chez Pline et Sénèque l’Ancien, en mêlant des éléments biographiques d’Apelle et d’un autre peintre, Parrhasios, dont il ne reste pas davantage d’œuvres. Il s’agit donc d’une re-création de l’Antiquité, pétrie de grandeur, de beauté, de noblesse. Le style est académique, un peu théâtral parfois, puisqu’il met en présence l’artiste le plus renommé de son temps et Alexandre le Grand. Protégé par son statut de peintre talentueux, Apelle bénéficie des privilèges de l’artiste : les deux hommes échangent en termes affectés, d’égal à égal, « pénétrés du mystère sacré qui s’accomplissait sous leurs yeux dans ce sanctuaire de l’art»
Alexandre commande à Apelle un portrait de sa belle esclave Campaste, fille d’un notable de la ville de Thèbes, conquise par son armée. La peinture subjugue le jeune empereur, qui va préférer le tableau, immuable et pérenne, à l’original. L’art est-il supérieur à la vie ? Lorsqu’Apelle rencontre le frère de Campaste, Dionysodore, devenu esclave d’un général d’Alexandre, il voit en lui Prométhée ; le Thébain a souffert pour sa cité dévastée, comme le Titan, pour avoir donné le feu aux hommes. Il lui impose alors un atroce marché, sa vie d’homme, contre l’immortalité de l’Art. À la recherche de la perfection, il fait revivre physiquement à Dionysodore les supplices de Prométhée, peignant toutes les nuances de son martyre sur sa toile, jusqu’à ce que mort s’en suive. Qu’importe, le Prométhée est achevé, l’Art a triomphé.
Constantin Théotokis, au début de sa carrière, se cherche visiblement en tant qu’écrivain ; ses origines, ses études et ses travaux de traducteur pourraient l’emprisonner dans un statut d’artiste coupé de la réalité, isolé dans une tour d’ivoire à la recherche du beau. Il est encore enfermé dans sa propre contradiction, celle d’un l’aristocrate esthète et lettré, mais capable dans le même temps de combattre aux côtés des Crétois pour la liberté. Comme s’interroge René Bouchet dans la préface, Théotokis est-il encore Apelle, l’artiste qui a oublié sa part d’humanité ou déjà Dionysodore, le Thébain révolté qui demande justice pour la Grèce asservie ?
L’Honneur et l’argent (Η Τιμή και το Χρήμα – 1914)
Texte de Constantin Théotokis
Traduction Lucile Arnoux-Farnoux
Éditions Cambourakis, 2015
En 1914, Constantin Théotokis sait désormais qui il est ; après avoir rédigé durant dix ans des nouvelles consacrées à la vie paysanne, dures et cruelles, il s’attelle à un roman, où il passe au crible les mœurs de ses contemporains dans un quartier ouvrier de Corfou.
Dernier rejeton d’une vieille famille de l’île aujourd’hui ruinée, Andréas ne doit sa survie qu’à son activité de contrebandier. Le trafic de sucre et de bétail ne lui permet pas de dégager la maison paternelle, grevée d’hypothèques. À l’heure où son oncle lui conseille un mariage d’argent pour retrouver un peu de splendeur, il tombe amoureux de la belle Rini, fille ainée d’une ouvrière pauvre, mais laborieuse et droite. Andréas, qui souhaite rétablir rapidement son rang dans la société, exige une dot trop importante refusée par la mère de Rini, obligeant les deux jeunes gens à rompre. Le contrebandier ne s’avoue pas vaincu et pousse la jeune fille à rejeter les conventions pour s’enfuir avec lui. La jeune fille y perdra sa réputation mais sortira de l’épreuve grandie, en reprenant finalement sa vie en main, refusant d’être l’enjeu d’une tractation financière.
Ce roman social brosse un tableau sombre de ce faubourg modeste, où règnent des traditions archaïques, et des interdits moraux qui pèsent lourd sur les femmes. La corruption des députés et des ministres, les passe-droit, la prévalence de l’honneur, mais aussi l’alcoolisme, les commérages, les inégalités, caractérisent cette communauté insulaire, rude et injuste. Constantin Théotokis évite le piège en récusant les caricatures faciles ; les personnages, quelles que soient leurs origines, ne sont en fait ni bons ni mauvais ; la mère de Rini, intransigeante, protège fermement les finances de la famille, quand Andréas reste prisonnier de sa classe, s’accroche aux apparences, refusant de travailler honnêtement pour ne pas déchoir. Chacun est victime de son environnement, et de la toute-puissance de l’argent, dont il est impossible de s’affranchir.
En observateur attentif et averti, Constantin Théotokis se pose désormais en écrivain témoin des problèmes sociaux, économiques et politiques, qui maintiennent les plus pauvres dans leur condition. L’écrivain a définitivement trouvé sa voie.