Dans la forêt (Into the Forest – 1996)
Roman de Jean Hegland
Traduction Josette Chicheportiche
Éditions Gallmeister, 2017
La romancière américaine Jean Hegland a pressenti dès le début des années 80’ les problématiques énergétiques et les crises systémiques qui aujourd’hui nous attendent de pied ferme : à l’époque où elle écrivit Dans la forêt, l’effondrement programmé de nos sociétés modernes ne passionnait visiblement pas grand’monde et elle eut peine à faire publier ce premier manuscrit, qui ne trouvera son éditeur qu’en 1996. Si ce livre ne prend évidemment pas en compte ce que nous savons désormais du bouleversement climatique en marche, il envisageait pourtant déjà un scénario qui ressemble trait pour trait à celui que nous annoncent les collapsologues actuels.
Á l’ombre des grands sapins et des séquoias géants de la forêt californienne, à sept litres d’essence de la première ville, vivent deux sœurs, Eva (18 ans), Nell (17 ans), et leurs parents. Rien à voir avec de quelconques survivalistes surarmés qui vivraient coupés du monde dans le dénuement ; la mère, une ancienne danseuse classique, passe ses journées devant son métier à tisser, le père est directeur d’une école primaire, l’aînée rêve du corps de ballet de San Francisco et la cadette de son entrée à Harvard. La maison, construite dans une clairière, possède tout le confort d’un cocon à l’abri du bruit et de la fureur. Mais les nuages noirs vont venir obscurcir ce ciel trop bleu. Quelques mois après la mort de la mère, emportée par la maladie, les premières coupures d’électricité surgissent : l’occasionnel devient habituel et il faut apprendre à vivre sans courant, sans communication, puis sans carburant donc sans approvisionnement. Des guerres font rage pour la maîtrise des derniers puits d’énergie fossile, les entreprises et les commerces mettent la clef sous la porte, les banques s’effondrent. L’anarchie, donc la loi du fort, se met en place, secondée par la vengeance d’une Dame Nature trop longtemps outragée, qui envoie séismes, crues dantesques pour les uns, pénuries d’eau pour les autres, provoquant des épidémies et la famine. Comment réagir à ce bouleversement soudain ?
Étonnement, d’abord, personne ne veut croire à la permanence de cette société implosée ; la crise ne saurait être que passagère, les choses doivent forcement revenir à la normale grâce à la technologie et la science. Les hommes trouveront obligatoirement la solution pour que la pagaille soit éliminée du système, qui repartira alors de plus belle. L’absence soudaine de confort, la frugalité, la raréfaction des ressources ne sont pas en eux-mêmes les plus grands facteurs d’angoisse. Les personnages se maintiennent debout en se cramponnant à leurs habitudes ; garder en vie le passé, c’est refuser de faire le deuil d’un monde disparu. Alors, on s’accroche coûte que coûte aux rites, à la routine, on tire sur la corde, on épuise son énergie et ses ressources à prolonger une situation déjà en état de coma dépassé. Eva continue de danser aux seuls battements d’un métronome, Nell se plonge dans une encyclopédie poussiéreuse, s’entêtant dans leurs rêves de ballet et d’université.
Les deux sœurs vont devoir passer par une série d’expériences pour accepter l’inéluctable changement et envisager un nouvel avenir, totalement opposé à leur mode de vie ancien : la mort du père, la mise à l’épreuve de leur lien sororal, la violence du monde qui les entoure, la recherche de nourriture, vont les sortir de leur zone de relatif confort pour les confronter à qui elles sont, réellement. Pas après pas, les résistances vont tomber, comme autant de vieilles guenilles usées qui ne protègent plus.
Eva et Nell doivent survivre avec la nature, jamais contre elle. Il leur faut apprendre à chasser, à reconnaître les végétaux comestibles, à se faire accepter au cœur de la forêt en faisait preuve de discrétion et d’humilité. L’être humain n’est après tout qu’un mammifère comme un autre qui doit cohabiter avec les autres espèces animales, en respectant le vivant. Comme les premiers habitants de la Californie, les Indiens, qui avaient parfaitement réussi cette osmose avec la nature, sans jamais en tirer plus que leurs besoins primaires, Eva et Nell se dépouillent peu à peu du superflu pour revenir à l’essentiel, à l’instinct, à leur part d’animalité ; le lien qui les unit et une vie sauvage, simple et belle, dans une nature généreuse. Car oui, un jour, la forêt devient plus rassurante que les murs fissurés et il faut quitter le peu qu’il reste pour partir écouter la pluie et le vent, sentir l’humidité de la nuit et de la terre ; l’appel définitif de la forêt. « Je fais la sieste au creux de la souche dans un rond de lumière pâle, je rêve que je suis enterrée jusqu’au cou, mes bras et mes jambes comme des racines pivotantes s’effilant en un réseau de racines plus fines jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de démarcations nettes entre les poils racinaires et le sol même. Tandis que je regarde par-dessus la terre, mon crâne enfle comme si j’absorbais à travers mes orbites le monde en surface et le ciel. Ma tête grossit jusqu’à devenir une coquille englobant la terre entière. Je me réveille doucement, avec un sentiment de calme infini ».