Lake Success – 2018
Roman de Gary Shteyngart
Traduction Stéphane Roques
Éditions de L’Olivier, 2019
Faut-il que l’élection de Trump l’ait secoué, pour que le plus exubérant, le plus insolent, le plus timbré des écrivains new-yorkais voit son style à ce point perturbé ! Qu’a-t-il perçu de l’Amérique pour verser soudain dans la mélancolie, la consternation, et remplacer la bouffonnerie par l’humour noir désabusé, l’éclat de rire explosif par un sanglot étranglé ?
En 2016, si l’administration d’Obama commence à faire ses cartons, la Maison-Blanche semble grand’ ouverte à Hillary. Gary Shteyngart remarque pourtant sur les réseaux sociaux la montée rapide d’une contestation envers une élite financière privilégiée, vorace et toute puissante, basée à New York et dans la Silicon Valley. La fin du rêve américain et la colère des laissés-pour-compte pourraient bien mener au pouvoir un intrus dangereux, un populiste fruste et ignorant, capable de tout et surtout de n’importe quoi. Shteyngart décide alors d’un grand voyage en bus, d’Est en Ouest, pour écouter l’Américain déclassé, les minorités silencieuses, les exclus du système. Partager les déplacements des travailleurs pauvres, des étudiants fauchés et des vieux miséreux, mais aussi des suprémacistes et des rednecks frustres, décille les yeux du romancier : l’arrivée au pouvoir de Trump devient une probabilité très envisageable.
Les boites de Xanax n’ayant pas eu l’effet escompté sur sa déprime, Gary Shteyngart se sert de sa propre plongée édifiante entre New York et San Diego pour imaginer une fiction ; ce même voyage devient le road-trip d’un loup de Wall Street, passé par Princeton puis Goldman Sachs, et rattrapé par la Commission boursière. Bref, la fuite désorganisée d’un beau salopard qui rêve d’une nouvelle vie, d’une nouvelle chance. Les très riches, englués dans les apparences et les faux-semblants peuvent-ils comprendre les dégâts dont ils sont responsables et la réalité de la vraie vie ? Sont-ils conscients d’avoir créé tant d’injustices et d’être à ce point détestés par le peuple qu’ils ont offert un boulevard à Trump ?
Ce Barry Cohen, à la tête d’un fonds spéculatif qui oscille entre 2 et 4 milliards, vit en vase clos avec ses semblables à Manhattan, derrière les vitres d’appartements estimés au minimum à 20 millions de dollars. On siffle des bouteilles à 33 000 dollars, on estime un écrivain en fonction de son classement de ventes sur Amazon, on choisit la maternelle des enfants selon le pourcentage de réussite de leurs élèves à l’entrée des HYPMS (Harvard, Yale, Princeton, MIT et Standford). Les gestionnaires de fonds jonglent avec des centaines de millions et rachètent des compagnies à bas prix pour s’en servir à des fins de délocalisation fiscale. Les profits sont des illusions entretenues par l’achat en cascade d’autres sociétés et des tours de passe-passe comptables, pendant que les Américains n’ont plus accès aux médicaments de base : de nouveaux actionnaires avides ont multiplié leur prix par 25 pour accroitre les dividendes.
Barry Cohen n’y voit rien de répréhensible : « nous sommes une nation d’actionnaires ! Pourquoi les richesses devraient-elles d’ailleurs être redistribuées puisque les pauvres ne sauraient pas quoi faire de tout cet argent ». Les spéculateurs ont bâti un monde où tout, hormis la plus grande richesse, est vu comme un échec moral. Comme le souligne sa femme : « Tu amasses des fortunes pendant que le monde s’écroule autour de toi. C’est justement parce que le monde s’écroule autour de toi que tu gagnes des fortunes ».
Mais un soir trop arrosé, le financier amoral envoie balader sa femme, son fils autiste et ses investisseurs qataris, ses cartes de crédit et son téléphone, pour repartir à zéro auprès d’un amour de jeunesse, qui vit aujourd’hui au Texas : Barry s’était libéré du sombre carcan de sa propre existence : il avait trouvé refuge en Amérique.
Toutefois, contrairement à Shteyngart, Barry Cohen traverse les États-Unis sans rien comprendre de ce qui l’entoure, avec une incroyable candeur : il se veut l’ami de tous ceux qu’ils croisent, leur mentor en réussite, se rêve en bienfaiteur des dealeurs, des adolescents mal dans leur peau ou des jeunes femmes pauvres, réduisant les autres à des bénéficiaires de sa prodigalité salvatrice : pour sauver les jeunes de la délinquance, il suffirait de leur acheter une vraie Rolex, leur apprendre l’histoire de la marque et des fondateurs, les emmener visiter le Salon de l’horlogerie, amenant ainsi dans leur vie ordre et rigueur… Le financier, aveugle aux souffrances des autres et à la dureté de leurs conditions de vie, entretient toujours ses illusions de classe dominante en fantasmant son voyage, plus qu’il ne le vit.
Mais qu’attendre d’un spéculateur, admirateur de Kerouac et d’Hemingway, qui nomme ses fonds d’après les titres des romans de Scott Fitzgerald et qui se rêvait écrivain dans un vague cours d’écriture créative à Princeton ? Son professeur l’avait mis en garde : ton existence sera entièrement définie par l’argent. La volatilité même de tes émotions est un actif financier que tu pourras échanger à volonté. Tu penses que tu peux tout avoir ? Tu ne peux pas. » Barry fait-il seulement la différence entre la réalité et l’imaginaire, l’honnêteté et la crapulerie ?
Ce voyage sera donc un échec ; l’ancienne petite amie refusant de remettre le couvert, Barry Cohen rentre à Manhattan sans avoir rien appris. Il persiste dans son univers désincarné, protégé, dénué de vie et d’émotions réelles, persuadé d’être un bon gars incompris – son délit d’initiés se termine d’ailleurs sur une simple transaction financière de pénalités, sans passage par la case prison.
Cette satire du milieu des ultra-riches est une réussite : Gary Shteyngart démonte les mythes de la méritocratie américaine (on ne gagne pas des fortunes par son travail, on s’enrichit toujours sur le dos des autres, en étant au bon endroit au bon moment, protégé par sa classe et les petits arrangements entre amis). Féroce, ce portrait des corrompus inconscients est toujours d’actualité. Trump devrait se faire réélire sans problème en novembre prochain.