Face aux ténèbres. Chronique d’une folie (Darkness visible, a memoir of Madness – 1990)
Texte de William Styron
Traduction Maurice Rambaud
Éditions Gallimard, coll. Du monde entier, 1990 ; rééd. Folio
Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai dans une forêt obscure, car j’avais perdu la voie droite. Tels sont les mots de Dante, à l’aube du XIVème siècle, pour évoquer les ravages de ce que l’on a longtemps appelé la mélancolie, l’immersion progressive dans la nuit noire de l’âme.
En 1990, c’est William Styron qui publie un long texte sur cette même descente aux enfers dont il a pu revenir, après avoir frôlé le point de non-retour. Si le vocabulaire n’est plus le même, – Styron vomit le terme de dépression, utilisé indifféremment pour décrire une période de déclin économique, une ornière dans le sol et la maladie qui a failli le tuer –, la gravité des symptômes et leurs caractères dévastateurs ont traversé les époques : on se perd immanquablement dans un état de désespoir irréaliste, déchiré par des douleurs infernales, obsédé par de continuelles idées de mort.
S’il raconte son parcours sans rien cacher des épreuves qui furent les siennes et de sa guérison au cœur d’un hôpital psychiatrique (son état est tellement effrayant que des électrochocs sont même un moment envisagés), Styron le fait d’une manière assez froide, sans pathos, comme un observateur lucide et scrupuleux. Partant du principe que la souffrance occasionnée par une dépression grave est tout à fait inconcevable pour qui ne l’a jamais endurée, et qu’elle tue trop souvent, il donne des clefs à ceux qui se débattent dans cette « tempête sous un crâne » et à leur entourage généralement dépassé, pour comprendre les étapes successives de la maladie.
Ironiquement, c’est l’arrêt total de l’alcool, bouclier de longue date de William Styron contre l’anxiété, qui va ouvrir une brèche aux premières et brutales crises d’angoisse : cet allié, qui à la fois stimulait son imagination et tenait ses démons à distance, n’est plus là pour faire barrage à la maladie qui tournait autour du romancier depuis des décennies : « Relisant pour la première fois depuis des années des extraits de certains de mes romans, je fus abasourdi de constater avec quelle minutie j’avais créé le paysage de la dépression dans l’esprit de mes personnages, décrivant avec ce qui ne pouvait être que l’instinct, jailli d’un subconscient déjà agité par des perturbations de l’esprit, le déséquilibre psychique qui les entraînait vers leur perte ». La digue rompue, le glissement vers l’abîme peut commencer. Le tableau clinique symptomatique est détaillé, des premiers moments de panique à l’anxiété permanente, de l’angoisse à la folie, du dégoût de soi au face-à-face avec le suicide. « Comme il n’existe aucun moyen d’échapper à cette réclusion étouffante, il est tout à fait naturel que la victime en vienne à penser sans trêve à la plongée dans le néant. »
Nul soutien à espérer d’un psychiatre et de sa pharmacopée : bavardages creux, platitudes puisées dans des manuels de psychiatrie que Styron a déjà consultés, prescription d’anti-dépresseurs aussi inefficaces que dangereux, refus d’hospitaliser le romancier qui plonge toujours plus profond dans les abysses et qui lui avoue même son souhait de mettre fin à ses jours. La médecine est dépassée par une maladie dont elle ne connaît de fait que peu de choses, à l’exception des manifestations flagrantes. Ses causes sont inconnues, son traitement peu efficace et son issue tragique.
Styron revient longuement sur les écrivains qui ont traversé les atroces manifestations de la dépression, tant physiques que psychologiques, d’Albert Camus* à Romain Gary, de Primo Levi à Virginia Woolf, d’Hemingway à Maïakovski. La liste de toutes celles et ceux qui sont tombés dans un désespoir absolu et n’en sont pas revenus, interroge le romancier : « Lorsque l’on pense à ces créateurs voués à la mort, on est amené à s’interroger sur leur enfance où les germes de la maladie plongent leurs racines ; se peut-il que certains d’entre eux aient eu une intuition de la nature périssable de la psyché, de sa subtile fragilité ? Pourquoi eux furent-ils détruits, tandis que d’autres – frappés de façon similaire – parvinrent à s’en sortir ? »
Pour son cas personnel, le romancier américain isole deux facteurs selon lui déterminants : le combat de son propre père contre la dépression, hospitalisé lui aussi au terme d’une noyade dans le gouffre sans fond, et la mort précoce de sa mère. Alors adolescent, incapable de procéder à la purge du deuil par l’expression de sa peine, Styron aurait enfoui au fil des années un intolérable fardeau de colère, de remords, et de chagrin refoulé, devenus des germes potentiels d’auto-destruction.
Le soir où il pense mettre fin à ses jours, il est sauvé in extremis par la musique d’un film qu’il regarde avant son geste ultime : la Rhapsodie pour contralto de Brahms – sa mère la lui chantait lorsqu’il était enfant. Elle lui a donc certainement sauvé la vie, cinquante ans plus tard. « Échapper à la mort fut sans doute un hommage tardif que je rendis à ma mère ». Parfois, la guérison ne tient qu’à un fil, très ténu…
* Pour William Styron, l’accident de voiture d’Albert Camus n’est pas le fruit du hasard, mais un flirt volontaire avec la mort.