Fin de crédit (Το τελευταίο ψέμμα – Le Dernier mensonge), 1958
Film de Michael Cacoyannis
Musique : Mános Hadjidákis
Deux ans après La Fille en noir, Michael Cacoyannis retrouve Élli Lambéti pour un nouveau drame, au cœur cette fois de la grande bourgeoisie athénienne : même thématique du déclassement social ex abrupto et des conséquences qu’il engendre sur les femmes, négligées pour maintenir les faux-semblants. Acide et cruel, Fin de crédit brille par sa mise en scène au cordeau, ses cadrages très étudiés, ses longs plans glissants qui ne lâchent pas les personnages, son élégance, sa lenteur assumée. Film d’une classe sociale sur le déclin qui refuse d’abdiquer, les silences, les regards, la symbolique des objets, les scènes qui se répondent d’un bout à l’autre du film, sont des révélateurs bien plus marquants des enjeux que les bavardages superficiels de ses « dominants » qui s’accrochent à leurs privilèges. Véritable choc des cultures entre les Grecs pauvres des campagnes, qui puisent un peu d’espoir dans l’entraide, la fraternité, les croyances populaires, la religion orthodoxe qui soude tout un peuple, et la veulerie, les compromis, les mensonges, l’amoralité de « ceux d’en haut » qui ne leur accordent que mépris et affront, Fin de crédit raconte le parcours d’une jeune fille de bonne famille, entre résignation et rédemption.
Chez les Pellas (nom pas anodin qui renvoie à l’ancienne capitale du royaume de Macédoine), on reçoit la bonne société d’Athènes dans le luxe… et l’apparat. Pourtant, la famille est aux abois, incapable de régler ses ardoises qui s’accumulent chez les commerçants du coin : une simple bouteille de whisky devient inaccessible quand l’épicier coupe le robinet du crédit. Tandis que la mère, rigide et cassante tient son rang, le père se terre dans son bureau, anéantie par la faillite de son usine. Pour éviter la dégringolade publique et le déshonneur, la mère pousse sa fille Chloé dans les bras d’un homme riche fort peu appétissant, aux antipodes de celui dont elle est réellement amoureuse.
Il y avait pourtant chez la jeune fille vive et malicieuse, une soif de liberté, une envie de briser les règles sociales, une révolte sous-jacente, qu’elle laissait se manifester en toute innocence dans les soirées de la jeunesse dorée athénienne : les cheveux défaits, pieds nus, elle se lançait dans des danses populaires à corps perdu, cherchant physiquement à s’éloigner du carcan des conventions sociales, étouffantes, qui niaient son individualité. Le mariage arrangé avec ce fiancé cousu d’or va sonner la fin de ces espaces d’abandon, de désinvolture, de conflit larvé avec les lois de la haute bourgeoisie : elle rentre dans le rang.
D’abord soumise à la volonté maternelle, Chloé se perd totalement dans ce projet sordide, en devenant une jeune arriviste prête à se vendre pour sauver la face. Elle s’était longtemps appuyée sur le réconfort, l’écoute et la chaleur donnés sans compter par la servante de la famille, qui avait dû laisser son propre enfant dans son village de montagne natal. Ce lien privilégié se brise, quand les projets de mariage se concrétisent et que Chloé adopte l’attitude de sa mère face à l’adversité : la fuite en avant, le mensonge, l’arrogance, la bêtise. Pour sauver les apparences de son statut social devant son « fiancé », elle va, alors même que les biens de la famille Pellas sont hypothéqués, jusqu’à allumer sa cigarette avec un billet de banque qu’elle laisse brûler, dans un rire forcé, provocant et désespéré.
La mort de la servante, provoquée par la cruauté de la mère et la complicité de Chloé, quand elle réclame trop bruyamment ses salaires impayés pour soigner son petit garçon malade, va faire figure d’électrochoc pour la jeune fille : « nous l’avons achevé pour sauver les apparences, notre misérable respectabilité. Fini les mensonges, nous allons les payer cher ; elle, elle l’a payé de sa vie. Ne nous apitoyons pas sur notre sort, nous ne méritons que le mépris ».
D’abord sacrifiée, puis complice, enfin persécutrice, Chloé finit par se racheter, rompant ses fiançailles, abandonnant sa classe sociale pour celle des humbles. On la voit au milieu de ce parcours, contrainte de prendre un car surpeuplé pour rentrer à Athènes. Elle oppose de prime abord un dédain, un dégoût pour ces gens simples, qui lui proposent seulement de partager leur nourriture frugale, du pain et des olives. À la toute dernière scène, – filmée comme un documentaire –, en revanche, elle délaisse ses vêtements chics et sa morgue hautaine pour accompagner, espérant sa guérison, le petit orphelin sur un ferry cahotant, entourée des gens du peuple venus participer au traditionnel pèlerinage de la Vierge du 15 août, sur l’île de Tinos. Le monde des illusions et des conventions s’est effondré. Elle n’est plus qu’une Grecque comme les autres, vêtue simplement, un fichu sur la tête, serrant dans ses bras ce qu’elle a dès lors de plus cher, le fils de celle qu’elle a trahie.