Sauvage (The Wild Inside – 2018)
Roman de Jamey Bradbury
Traduction Jacques Mailhos
Éditions Gallmeister, 2019
Après les forêts de Californie (Dans la Forêt et My Absolut Darling), c’est en Alaska que nous entraînent les Éditions Gallmeister, sur les traces d’une autre adolescente rebelle et dégourdie. Les grands espaces sauvages américains, la nature hostile et indomptable, les conditions de vie spartiates, sont autant de révélateurs de destins fracassés ou magnifiés, selon les capacités de résilience, d’endurance et d’acceptation de chacun.
Tracy, dix-sept ans, est renvoyée de l’école à la suite d’une énième bagarre. Ce qui pourrait être une bonne nouvelle (la jeune fille préfère nettement courir dans la forêt, poser des pièges, prendre soin des chiens de traîneaux de la famille) va rencontrer l’exaspération paternelle qui prive Tracy de son occupation préférée et vitale au grand air, la chasse, qu’elle a dans le sang. Elle tient de sa lignée maternelle une particularité, qui la pousse à « boire » les animaux qu’elle vient de tuer, à la fois pour rester en vie et pour se connecter à l’esprit du vivant : « c’est chaud et ça se répand en vous, ça vous réveille les muscles et vous aiguise l’esprit, et vous y voyez clair, pas juste avec vos yeux mais avec toute votre personne, et puis après vous savez des choses que vous ne saviez pas avant, comment un écureuil planifie son trajet de branche en branche, comment un lièvre sait courir en zigzags pour dérouter un prédateur. » Cette singularité n’est pas vécue comme une perversion, une malédiction, juste comme la possibilité de faire partie du grand tout, du cycle de la forêt où Tracy est une prédatrice comme une autre, qui ne prend que ce dont elle a besoin pour survivre.
Adolescente solitaire, peu bavarde, ultra-sensible derrière ses manières un peu rêches, elle doit se débrouiller avec ce « don » qui la dépasse. Son père et son petit frère ignorent tout de cette « différence » transmise par les femmes, ce qui réduit encore les échanges et la franchise qu’elle pourrait avoir avec les siens. Alors, quand son père la consigne dans la maison familiale, Tracy fait fi de la punition et file courir dans la forêt, pour n’être plus qu’une émotion, une respiration, des muscles en action, sensation sereine et précise, puissante, énergique.
Sauf qu’une rencontre fortuite devient le grain de sable qui va bouleverser la vie de Tracy et de ses proches. Percutée par un homme sur un chemin, elle reprend ses esprits pour découvrir à ses côtés son propre couteau tâché de sang, persuadée alors d’avoir poignardé l’inconnu. Mais quand celui-ci réapparait le lendemain près de sa maison, salement blessé, elle craint sa vengeance. Surtout que son père vient d’embaucher Jesse, un jeune gars aussi taiseux que Tracy, pour l’aider à préparer ses chiens de traîneaux en vue d’une prochaine course ; or, il s’avère que Jesse et l’homme blessé se connaissent. De non-dits en mensonges, d’erreurs de jugement en gestes de panique incontrôlables, le roman qui avait commencé lumineux et serein, comme les grandes étendues neigeuses immaculées de l’Alaska, va virer au noir, au drame que rien ne peut arrêter.
Cette sensation d’une machine infernale qui s’est mise en route est renforcée par la forme de la narration, le seul monologue de Tracy, qui ne laisse aucune place à une autre voix, à une autre perception des évènements. On suit la lente dérive d’une jeune fille qui doute, d’abord d’elle-même puis des autres, qui ne sait plus à qui elle puisse faire confiance, enferrée dans l’engrenage de ses méprises.
Les choses seraient simples si sa mère n’avait pas disparu deux ans auparavant lors d’un accident inexpliqué ; la jeune fille a perdu une mère très aimée, un mentor, une initiatrice, la seule à pouvoir comprendre ses instincts « sauvages ». « Boire » un animal ou un humain (Tracy dédaigne l’interdit « moral » de ne pas goûter le sang de ses semblables), apprendre son histoire, ses ressentis, absorber sa vie entière, c’est connaître au plus près ses émotions et ses secrets les mieux cachés. Accepter cette pulsion, tout en sachant la maîtriser, se relier à l’autre par ce qu’il a de plus viscéral, c’est par contre-coup donner aux femmes un pouvoir incroyable, un avantage, une puissance. La mère de Tracy, qui avait choisi de mettre son propre « potentiel » en sourdine pour créer une famille et élever ses enfants, a encouragé la liberté de sa fille en l’invitant à ne pas se mutiler, à s’ouvrir pleinement à ce qu’elle est : « boire », c’est vivre et s’affranchir des règles établies.
En parallèle du personnage de Tracy, le jeune Jesse, même âge, est lui aussi en quête de son identité. S’il est déjà difficile pour des adolescents de cerner leur genre, leur nature, leur sexualité, le cheminement se complique lorsqu’ils cachent une part d’eux-mêmes, un passé, des traumatismes. Car que sait-on vraiment de l’autre ? Comment communiquer ? Où placer le curseur entre volonté de fusion amoureuse et intrusion destructrice ? Sauvage devient un roman d’apprentissage, des premières limites auxquelles on se heurte lorsque l’on n’a que son cœur en bandoulière.
Le roman déroule sur un rythme lent ; Jamey Bradbury, qui a choisi de se poser en Alaska, prend le temps de la contemplation, s’attarde sur la nature brute et feutrée des forêts du Nord, la joie des virées avec les chiens de traîneaux, les courses dans la neige : « L’air froid sur mon visage, comme des tessons de verre dans mes poumons. Les chiens ouvrent la piste, font voler la neige en galopant, envoient des aiguilles me piquer les joues, le front… c’est là que j’ai été frappée par une sensation qui m’est tombée dessus si violemment que des larmes me sont montées aux yeux. Comme si quelqu’un m’avait volé mon cœur sans que je le sache et que j’avais passé mon temps à errer en me sentant vide, jusqu’à cet instant où la chose m’est revenue. En vie. » Lente communion de Tracy avec son environnement, au milieu d’une faune qui sait s’adapter aux conditions climatiques extrêmes…
Jamey Bradbury laisse surtout beaucoup de questions sans réponses, des destins en suspens, impose courageusement une fin déconcertante pourtant inévitable. Si Tracy peut appréhender les dangers des forêts glaciales et sa propre animalité, la sauvagerie des humains peut être bien plus implacable. Il faut alors fuir très loin pour vivre libre et rester fidèle à ce que l’on est.