François Morel – Sur tous les thons…

 

Tous les marins sont des chanteurs

« Biographie » d’Yves-Marie Le Guilvinec

Par trois vauriens, François Morel, Antoine Sahler et Gérard Mordillat

Éditions Calmann-Lévy, 2020

 

À Jules, qui en aurait bien ri…

Ma Doue benniget ! D’où sort donc cet Yves-Marie Le Guilvinec ? Terre-neuva mais aussi compositeur et rimailleur, mort à trente ans sur son doris lors d’une traque à la morue, doté par surcroît d’un patronyme pour moi bien familier, il m’était néanmoins totalement inconnu. Comment François Morel est-il tombé sur ce marin-chanteur curieux et oublié ? Il raconte à qui veut bien l’entendre que le hasard le conduisit à Saint-Lunaire où, lors d’un vide-grenier, ses yeux s’arrêtèrent sur un recueil de chansons de marins écrites à la fin du XIXe siècle par un certain Yves-Marie Le Guilvinec. Les textes, certains illisibles, tachés ou incomplets en raison de pages déchirées, méritaient d’être sortis de l’ombre pour leur qualité littéraire, l’inspiration qu’ils susciteront chez d’autres artistes mieux lotis par la providence, et leur résonance assez étonnante avec certaines de nos préoccupations contemporaines. Bref, Le Guilvinec avait tout de l’artiste maudit, mort trop jeune, en avance sur son temps, et pillé par des pirates sans scrupules.

La réhabilitation ne tient pas trois pages. Le poète mythique s’en va rapidement rejoindre la cohorte des légendes bretonnes, entre le roi Gradlon, l’Ankou et sa charrette, les farfadets et les Korrigans (encore que, il persiste un doute sérieux au sujet des Korrigans). Mais François Morel et sa clique de pendards se sont visiblement beaucoup amusés à imaginer ce barde des mers, à qui le crayon d’Ernest Pignon-Ernest a donné un visage d’ange.

Pour asseoir la faribole, on lui crée une généalogie, une descendance, des peines de cœur, un goût précoce pour les vers et le goût du large. Aucune limite à cette hénaurme blague à tabac : on rameute, pour la couleur locale, les conserveries bretonnes « Hénaff » et « Le Connétable », on en appelle à la caution scientifique du docteur Patrick Pelloux pour son analyse de la thérapeutique par les vertus de l’alcool chez les marins, l’ouvrage de Loïc Josse – celui des Étonnants Voyageurs –, « La Morue, voyages et usages », source précieuse et véridique sur la pêche, mais aussi à Léo Ferré et à Shakespeare pour la poésie, à Rabelais pour les coquineries, et même à Karl Marx.

Le tour de force de François Morel et de ses complices est de mélanger sans en avoir l’air le vrai et le faux, les personnages réels et ceux créés de toutes pièces, de retoucher aux contours un sonnet connu, de plonger dans une partition fictive, avec une plume très sérieuse. Si l’imaginaire est débridé, la pauvreté des familles de marins, les conditions de travail extrêmes des pêcheurs sur les grands bancs de Terre-Neuve, les dangers mortels encourus, appellent une bonne dose de respect et de tendresse. Au travers d’Yves-Marie Le Guilvinec, c’est aux gens de la mer, humbles mais héroïques, qu’il est ainsi rendu hommage. Dans ces destins de chasseurs de morues, on sent comme le souffle d’un Melville à la poursuite du Léviathan.

On s’amuse alors beaucoup devant toutes ces trouvailles, ces filiations capilotractées (Viendra le jour où des chanteurs comme Miossec, Alan Stivell, Gilles Servat ou Bernard Lavilliers reconnaîtront ce que leur œuvre doit au talent d’Yves-Marie), et leur culot renversant (Avec le temps serait inspiré d’une joyeuse chanson publicitaire composée par le jeune Breton, vantant les mérites et la polyvalence culinaire de ce poisson tonique : Avec le thon, avec le thon, oui tout est bon…). Mais on rit un peu moins quand François Morel glisse dans les textes d’Yves-Marie ses propres angoisses sur la surexploitation des océans, la rapacité des hommes d’affaires qui arment des bateaux-usines, la concurrence féroce entre pêcheurs européens. Et plus du tout, quand il salue la générosité des marins qui tendent toujours la main à ceux qui se noient, même s’ils n’ont ni papiers, ni métiers… Conscient politiquement et responsable écologiquement parlant, le pêcheur-rimeur des Côtes-d’Armor !

Alors, on est bien prêts à y croire, à ce poète anachronique qui prend dans ses filets des poissons et des sirènes, qui honore la vie des miséreux, chante un amour inconditionnel pour sa terre natale, et surtout pour la mer, tout autant adorée que redoutée.

J’emporte avec moi le vent, / et la langue de mes parents,

 J’emporte avec moi le sang / de mes aïeux et leur accent,

J’emporte avec moi la terre / et mes amours et ma colère…

            Tous les marins sont des chanteurs ».

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