Presque un mélo (Σχεδόν… Μελό, 2002)
Texte de Maria Efstathiadi
Traduction Anne-Laure Brisac
Éditions Actes Sud, 2008
Dix ans avant Hôtel Rouge, Maria Efstathiadi compose un texte déroutant qui peut laisser le lecteur décontenancé : il faut y revenir ou être très attentif pour voir émerger, derrière une histoire faussement anecdotique, traitée comme un fait divers, des interrogations profondes sur la toute-puissance du langage dans l’apparition du sentiment amoureux.
L’autrice nous raconte la liaison virtuelle de deux amants qui ne se sont jamais vus. Un numéro de téléphone tapé au hasard, une voix dans la nuit, un premier échange, des mots murmurés, l’attente insupportable du prochain appel, des confidences chuchotées, une intimité partagée qui vire à la liaison torride. La relation ne tient qu’au fil du téléphone fixe, devenu lien amoureux exaltant, mais aussi piège, prison, symbole d’une dépendance affective et sexuelle qui enchaîne un homme et une femme, seulement désignés par l’initiale de leur prénom.
Maria Efstathiadi immerge les deux protagonistes dans le tumulte de la Grèce moderne de l’an 2000, qui s’enivre des joies de la consommation, du crédit illimité, du tourisme de masse, des fêtes bien arrosées, avant le grand plongeon de la crise économique qui s’annonce. Elle garde toutefois la tradition antique du rôle prépondérant du « chœur », incarné ici par les collègues de travail de l’héroïne. Mais elle le dénature avec un brin d’humour acide.
D’abord réceptacle passif des confidences de leur consœur, les employés du bureau tout entier s’entichent très vite de cette histoire singulière qui devient leur unique sujet de conversation. Chacun y va de son commentaire, de son conseil, impatient le matin de découvrir les évènements de la nuit, l’intensité des effusions et le croustillant des ébats, comme des téléspectateurs addicts devant un feuilleton haletant. Jusqu’à même dépasser leurs attributions convenues et encourir les foudres de l’amoureuse quand ils s’autorisent un jugement dévalorisant de l’amant.
Ce chœur mêle la polyphonie de ses interventions multiples dans un tumultueux fleuve qui dévale tout au long du texte : les phrases s’élancent sur plusieurs pages, amalgamant les réflexions des uns et des autres sur cette histoire d’amour singulière, les digressions personnelles, les points de vue politiques ou sociétaux, mélangeant le style direct et l’indirect, dans un tourbillon qui reste malgré tout audible.
Cette narration dense et frénétique, qui prend à peine le temps de respirer, finit par former une seule voix, tendue, fébrile, au service d’un amour fou et incandescent, né du verbe : « Je lui ai dit ne t’avise pas de disparaître à nouveau, je ne sais plus où j’en suis, c’est une telle confusion dans ma tête vous ne pouvez pas savoir, on la regardait, elle était comme prise de spasmes, ses mains tremblaient, elle s’est même renversé son café dessus, elle était inquiète à l’idée qu’il ne la rappelle pas, on a essayé de la calmer, ça ne peut pas durer indéfiniment cette situation, d’avoir entendu le type à nouveau au téléphone, elle était dans la précipitation, mais contrôle-toi donc, ne va pas tout gâcher à nouveau ».
Le lien qui unit les deux personnages n’est pas né d’un corps, d’une peau, d’un parfum mais de la douceur d’une intonation, du frémissement d’un mot, d’une respiration, d’un silence. L’amour ne semble avoir aucun besoin de la vue et du toucher, le langage suffit seul à enflammer les sens des amants et à les satisfaire. Le fantasme, l’imaginaire, les images émergent de la seule intimité verbale. Éros a les yeux bandés, mais il s’oriente à la boussole de la voix. Pas de charnel donc sans lógos : « elle est entrée surexcitée dans le bureau, elle riait à gorge déployée, il m’a appelée, il m’a appelée hier soir, elle criait, je vous dis qu’il m’a appelée, elle dansait entre les bureaux… j’ai entendu le téléphone sonner, ça m’a rendue dingue, je me suis jetée sur le combiné pour décrocher, et j’ai entendu la voix bien connue qui chuchotait, j’ai bredouillé trois mots, il a ri, c’est comme si on m’offrait l’univers entier en cadeau, je lui ai dit tu m’as manqué, on a fait l’amour toute la nuit, j’étais au septième ciel, on a raccroché à six heures du matin, je suis restée à regarder le plafond ».
Maria Efstathiadi ne se veut pas théoricienne de l’art d’aimer. Si elle ne rechigne pas à donner quelques détails « réalistes », elle préfère le décalage, l’ironie, l’originalité, pour interroger la naissance du sentiment amoureux, du désir et sa mise en scène : « elle trouvait absolument normal qu’on ne s’éloigne pas de l’appareil téléphonique de plus de cinq mètres quand on est amoureux et qu’on attende que ça sonne, A. préférait vivre cette angoisse seule, elle mettait de la musique, elle allait d’une pièce à l’autre, elle s’habillait, se déshabillait, la présence des autres l’aurait empêchée de ne penser qu’à ça, en permanence c’est à lui qu’elle voulait penser, elle restait dans l’obscurité la plus totale, et là elle avait l’impression qu’il n’y avait personne d’autre au monde ».
L’autrice aurait pu traiter le sujet comme un drame, à la Cocteau, ou d’une manière épurée, déstructurée à la Duras, mais elle choisit de plonger ces deux voix humaines dans un quotidien tout à fait banal, avec en fin de compte assez peu d’émotion et beaucoup de distance. Comme pour éloigner toute tentation de mythifier cet amour-là, mais d’en démonter le fonctionnement, d’en pointer l’improbabilité, mais aussi d’en souligner toute la richesse quand on sait accueillir l’inattendu.