Les Bâtardes (Quiltras – 2016)
Nouvelles d’Arelis Uribe
Traduction Marianne Millon
Quidam éditeur, 2021
En 2019, les Chiliennes se sont emparées de la rue lors de manifestations monstres dans les rues de Santiago ; d’abord descendues pour manifester contre l’augmentation des prix des transports en commun, elles ont saisi l’occasion de faire entendre leur voix contre les violences sexuelles et le patriarcat qui les maintiennent en citoyennes de second rang. Le mouvement a essaimé ensuite dans quarante-cinq villes du pays : Les Bâtardes d’Arelis Uribe y ont certainement été pour quelque chose. Car la fin de la dictature chilienne n’a pas pour autant libéré la parole de tous les habitants d’un pays longtemps muselé. Quand on est une femme des quartiers pauvres à la peau trop sombre, qui se démène entre un travail précaire et un foyer houleux, on est maintenu à l’arrière-plan, invisible et inaudible.
Il fallait la voix d’Arelis Uribe, journaliste et directrice de communication de la OCAC (Observatoire contre le harcèlement de rue) pour faire entendre celle des déclassées. Huit nouvelles, huit parcours, huit portraits au féminin, donnent la parole à la jeune génération – de l’adolescente pétrie encore de ses rêves à la travailleuse inexpérimentée déjà blasée.
Pas d’analyse sociologique manichéenne, de dénonciations simplistes, de combats politiques invoqués, mais des textes bruts, écrits avec le cœur et les tripes, qui disent l’essentiel d’une petite vie vite piétinée. Ces textes relèvent plus du témoignage que de littérature : ce qui pourrait passer parfois pour anecdotique (les désillusions nées de l’amour virtuel au travers des réseaux sociaux, ou le retour inattendu d’un ex-petit ami lors d’une soirée d’étudiants) porte en filigrane d’autres sourds enjeux : la violence et l’oppression.
Si les héroïnes d’Arelis Uribe sont conscientes que quelque chose dysfonctionne dans leur quotidien, elles n’ont pas encore la notion d’un collectif qui pourrait les mettre en marche. Elles vivent dans une société où les deux classes sociales ne se mélangent pas et se regardent de très loin : l’asphyxie pour les unes, et les privilèges iniques pour les autres. Mais elles ont déjà fort à faire avec les embarras d’une période complexe : celle des premiers coups de cœur, d’un corps qui change, des premiers désirs qui ne s’inscrivent pas forcément dans la norme, des premiers voyages loin des parents, d’une envie d’indépendance qui ne fait pas moins peur.
Toutes s’expriment à la première personne, racontent leur quotidien très ordinaire, leurs espoirs trop vite confrontés à une réalité qui vient fracasser leur soif de liberté. Le poids de la famille et les traditions, le degré de métissage, un système scolaire inégalitaire et disqualifiant, l’ascenseur social aux abonnés absents, empêchent ces filles de matérialiser leur volonté d’émancipation. Pourtant rien de vraiment extraordinaire : ne plus être des proies pour les hommes, aimer comme elles l’entendent, s’extraire de leur classe d’origine par leur travail, bénéficier des mêmes chances et des mêmes droits que leurs « sœurs » nées dans les beaux quartiers. Toutes, malgré leurs difficultés financières, tentent cependant de s’en sortir, se saignent pour entrer à l’université : on peut naître dans un quartier défavorisé et aimer les livres, les librairies, les bibliothèques, tenir un journal intime ou nourrir une correspondance suivie avec son amoureux/se : le verbe pour d’abord réfléchir, puis combattre plus tard.
Tant de choses à revoir dans ce pays traditionaliste où les moins blancs sont élevés dans des collèges et des lycées publics insalubres, sous la férule de professeurs inaptes et indolents. Où il est habituel qu’une adolescente de quatorze ans arrête l’école pour élever son premier enfant. Où l’on cache de sales petits secrets de famille, laissant les jeunes victimes d’agression sexuelle se débrouiller toutes seules. Où il est impossible d’aimer un garçon trop noir ou une fille trop riche. Et où une « femelle » qui rentre chez elle un peu tard le soir devient une proie facile pour les barbares.
C’est tout le talent d’Arelis Uribe, de donner beaucoup d’humanité, de sensibilité, de complexité à ces filles qui brisent à leur manière le silence. L’autrice se garde bien pourtant d’en faire des passionarias au poing levé ; toutes observent, constatent, témoignent, comprennent les règles du jeu d’un vieux monde qui ne peut plus fonctionner comme avant. Cette prise de conscience énergique annonce que quelque chose est en train de se fendiller : le temps des luttes n’est plus très loin.
* Pour en savoir plus sur ces « femmes au cœur du soulèvement populaire chilien » : ICI