On a sa fierté (Για ένα φιλότιμο – 1964)
Textes de Yòrgos Ioànnou
Traduction : Hélène Zervas et Michel Volkovitch
Éditions Le Miel des anges, 2021
Ce premier recueil en prose de Yòrgos Ioànnou peut s’avérer pour le moins un peu déroutant, alors même qu’on est familier de l’œuvre : certes, le lecteur du Sarcophage et du Seul héritage retrouvera les fondamentaux de l’écrivain de Thessalonique – une narration sinueuse, un style acéré, une attention portée aux plus humbles, un dégoût de la bourgeoisie et des lettrés retranchés dans leur tour d’ivoire, le ressouvenir des années d’Occupation dans sa ville natale, les exécutions sommaires, la faim et la peur -, mais il découvrira aussi dans ces vingt-deux textes très courts un besoin étonnant, visiblement irrépressible et urgent, de se livrer : si Ioànnou est déjà lucide et tranchant, il est encore empêtré dans un dégorgement d’émotions où il se noie.
Et pour cause ! Il crève de solitude, avide de s’épancher : « ce que je m’efforce de faire, c’est avant tout de parler avec sincérité… j’ai soif de confession, qui toujours apaise quelque peu ». « Je veux parler à nouveau, de tout mon cœur ». « Il n’y a pas d’autre remède que la confession ». Les mots comme thérapeutique, soin palliatif à la crise existentielle d’un homme en marge ; s’il est né en Grèce, ses parents sont des réfugiés de Thrace orientale. Il se sentira de fait toujours proche des exilés, des déracinés, et de ceux qui lui rappellent sa région originelle, sa tribu… « peu importe si je n’ai jamais connu cette patrie, où je ne suis même pas né, mon sang vient de là, totalement ». Pauvre parmi les pauvres, il s’extirpe de sa classe sociale par une éducation rigoureuse, mais en garde une culpabilité chevillée au corps : « je regrette que le péché de l’instruction ne puisse aisément se dissimuler ». Enfin, il aime différemment, à une époque où son penchant pour les garçons est indicible et source pour lui d’une profonde culpabilité : « je ne peux pas être si différent des autres. Je suis un être humain moi aussi. Pourtant cette légère différence est pour moi un sujet brûlant ». En Grèce et ailleurs selon ses affectations d’enseignant, jusqu’en Libye même où il est nommé pour deux ans, il traîne des angoisses sévères, des blessures de rejet tenaces, une peur viscérale qui lui colle à la peau, en définitif une difficulté d’être qui s’apparente à une opiniâtre nuit noire.
Dès ce premier pas en littérature, Yòrgos Ioànnou pose un genre éminemment personnel : loin de raconter des histoires bien cadencées ou d’être le témoin piquant d’une époque, il mêle tourments intimes et l’ordinaire d’un homme simple. Si son écriture s’enclenche à partir d’un vécu, d’une expérience, d’un ressenti, elle suit un chemin tortueux, fait de cassures, de digressions, de tangentes, s’abandonnant aux ricochets émotionnels pas toujours maîtrisés de l’écrivain. D’où parfois le sentiment d’être dans un bateau ivre dont la barre n’est pas fermement tenue.
On a sa fierté est certainement le recueil où Yòrgos Ioànnou se dévoile le plus, mais d’une manière presque maladroite : il s’avance, recule, assume puis se cache de nouveau, parfois dans des phrases tellement codées qu’elles en deviennent énigmatiques. Ne pas se fier à certains textes qui semblent traiter de sujets a priori de peu d’intérêt ; ils peuvent cacher un sous-texte beaucoup moins inoffensif qu’il n’y paraît, à qui sait lire entre les lignes. Sous prétexte ainsi de révéler son aversion pour les poules (!), en digressant audacieusement sur les habitudes zoophiles de certains de ses congénères, il trahit en réalité sa répulsion à l’égard des femmes, « elles sont belles à regarder et agréables à égorger de quelle que façon que ce soit, mais manger de leur chair blanchâtre et anémique est répugnant jusqu’à en vomir ». Comme il semble se fustiger lui-même et ses amours interdites, lorsqu’il compare le destin des étalons capables « d’engrosser n’importe quelle jument » avec celui des mulets stériles, condamnés à ne goûter aucune des joies communes, dont l’accouplement « est considéré comme ridicule et totalement contraire à l’esthétique ».
Le recueil n’est au demeurant pas exempt d’exagérations, de poncifs : les intellectuels sont « vulgaires et stupides », « la classe ouvrière est virile et produit de beaux hommes… parmi eux il y a des créatures si intelligentes qu’on en voit même pas en rêve dans les bureaux… c’est surement de là qu’ils tirent leur assurance et leur beauté intérieure », « les femmes ne sont pas à la hauteur, leurs sœurs sont comme des ombres, les épouses, le plus souvent de vraies cruches, jamais sorties de leurs trous, ne connaissent rien ». Ce fiel répandu pour les uns, cette adoration éperdue pour les autres attestent d’une prose pas encore passée au tamis de l’exigence : Yòrgos Ioànnou saura par la suite faire preuve de subtilité, de délicatesse, d’ironie aussi, quand il versera totalement dans l’introspection. Discerner, analyser, disséquer ce qui le retient dans un infernal isolement, décomposer son univers intime sous le scalpel de l’écriture dans un voyage intérieur, deviendra sa marque de fabrique.
Il y a cependant, déjà, quelques pages magnifiques qui annoncent le prosateur à venir : celles par exemple où il est l’observateur ému de l’exhumation d’un adolescent exécuté par l’occupant allemand en 1943, du lieu-même de son martyre. Vingt ans plus tard, deux membres de sa famille viennent récupérer ses ossements, alors que Ioànnou traverse ce lieu du souvenir. Debout à l’écart, il assiste aux coups de pioche, au lavage des restes mortuaires, à la dévotion des deux adultes silencieux venus chercher l’un des leurs, tué d’une balle en pleine tête. « Un cierge était planté à côté dans le sol et l’encens brûlait doucement dans l’encensoir. Tout embaumait. Je devinais qu’ils versaient des larmes, et je baissais donc la tête, n’osant pas les regarder. C’était déjà beaucoup qu’à ce moment-là ils m’acceptent près d’eux… je me sentais ne faire plus qu’un avec la terre. Je me dis maintenant que j’aurais dû me prosterner, même si je suis tellement indigne ». Une économie de mots pour en revenir à un souvenir poignant, une émotion intériorisée, contenue, un monologue qui se consume doucement comme la bougie qui éclaire la scène, pour celui qui sait rester en retrait devant l’atrocité du moment. D’aucuns ont employé pour caractériser le style de Yòrgos Ioànnou le terme de réalisme poétique ; il vient de naître dans cette nouvelle aussi dépouillée que bouleversante.