Jacques Josse – La douleur est parfois magnifique*

 

Le Veilleur de brumes

Textes de Jacques Josse

Le Castor Astral – La Rivière Échappée, 1995

 

 

Il est quelquefois des textes qui nous dépassent, qui nous semblent trop grands, trop intimidants. Même s’ils ne sont pas forcément toujours limpides, que les références littéraires de l’auteur nous échappent, ils exercent une fascination irrépressible ; comme une proximité inattendue, une sensibilité partagée, une intimité du ressenti. Mélange de réalisme et d’imaginaire, de poésie fulgurante et de brutalité factuelle, ce Veilleur de brumes nous plaque dans la terre collante et piégeuse de la campagne bretonne, qui arrime les laissés-pour-compte à leur destinée, au mieux funeste, ou pire funèbre, sans échappatoire possible.

Deux recueils composent ce livre : Carnets de brume, rédigé à la fin des années 80, et le Veilleur de brumes, au début de la décennie suivante. Les textes les plus anciens ne sont pas les plus immédiatement accessibles : un stylo sur la tempe, on sait qu’elle donne son corps aux mots en claquant des colères en froissis mouillés sur le menton des sirupeux lyriques… Les courts récits, monologues d’un tocsin de nuit sur l’eau pâle, dépourvus de cap bien défini, voguent à la godille sur un océan de Tranxène. Les personnages sans visage, sans identité, sont ébauchés en creux par leur goût des livres, la brièveté de l’existence, l’omniprésence de la maladie, la tyrannie de la solitude, la tentation d’en finir. On croise des poètes, des ivrognes, des innocents et des tordus, des rêveurs, des exclus, des pelleteurs de nuages hors-je, sans illusions. Ces anonymes charbonnent une Bretagne plus rurale que maritime, pauvre, ingrate et aride, même quand il pleut. Les calvaires, les chemins boueux, les nuages plombés, le linge au vent, se courbent devant la mort toute blanche qui abaisse sans prévenir sa faux. Elle est la seule vérité tangible, l’unique incarnation d’une réalité à laquelle tous les personnages doivent se heurter. Le reste est très flou, flottant, imprécis, les mots nomment, fragmentent, évoquent une géologie du vide où le buvard éponge des rosées d’images. Les personnages sont d’ici sans en être, silencieux, au ralenti, absents le plus souvent, moins sensibles aux cris des goélands qu’au rire transi des christs en pierre disséminés aux carrefours de chemins qui ne mènent nulle part. Si Jacques Josse ne ménage pas son lecteur, il lui demande tout simplement de se laisser porter sur des eaux dormantes, où se reflètent les petites vies, les échecs, les peines, les rendez-vous ratés d’une humanité invisible.

L’auteur est en revanche plus précis, plus incisif, plus clinique dans Le Veilleur de brumes, qui s’ouvre sur le suicide par pendaison d’un pauvre hère, aux dernières heures de la nuit. Un raté magnifique choisit de prendre ses nouveaux quartiers définitifs à l’hôtel feutré du chêne et de l’humus. La première à le découvrir est une traînée de brume, lourde et grise, qui a pris des larmes au ciel, un peu d’ambre lunaire aux étoiles et qui demande à la mort le sang blanc des arrivants de la nuit. Josse fait vivre et mourir en quatre pages ce voile humide et gris des petits matins bretons. La brume parcourt la campagne quand sonne l’angélus, effleurant la bruyère et les ajoncs, comme une déesse païenne qui n’ose provoquer le désir des pierres et des montagnes en y frottant ses reins. Vive comme un courant d’air, blême et voyeuse aux yeux pastel dans les ténèbres du jour, elle visite son territoire, beauté sinistre et froide. Il y a soudain, sous la plume de Jacques Josse, des accents presque baudelairiens dans cette personnification de la brume en femme sensuelle mais glaciale comme du marbre, pure et morbide. Elle finit par se désintégrer en suaire chiffonné au lever du soleil, devant les fenêtres du veilleur. Ce reclus, marin désarmé, détraqué, veuf inconsolé, s’est cloîtré au milieu de ses livres. Pour honorer des écrivains dont la postérité n’a gardé qu’un nom pâli, il a imaginé un cimetière miniature sur le plancher de sa chambre, jardin funèbre où il déambule entre soixante petits tombeaux blancs. Lors de cérémonies secrètes, il voue un culte à la mémoire de ces auteurs éteints, liturgies honorifiques perturbées par des hallucinations auditives et visuelles. S’enchevêtrent les souvenirs de voyages, les ports, l’ailleurs et les escales, la Voix des auteurs disparus, le corps de sa femme revenu de chez les trépassés, et son propre monologue déréglé.

Le pendu, la brume et la mort forment un triptyque très visuel : le veilleur est entraîné vers les profondeurs, dans une descente presque christique, à genoux sur le parquet, pour donner l’accolade aux soixante écrivains : la douleur s’éveille, elle aiguise les rotules, y enfonce de fines aiguilles. Le veilleur continue, il en bave, il sourit, il se cogne, frappe le bois avec ses os… Il pense à des épines, à des clous… le maître des tombes, extatique, immobile, pleure au centre de son palais de carton. Le temps suspendu, le voyage immobile, les mondes perméables, manifestent la consécration de la mort qui passe les miroirs et les nuages de brume, vagabonde dans les cimetières et les livres, venu chercher le veilleur sur sa barque en forme de cercueil, un spectre de capitaine à la barre, lançant le pain, le vin et les hosties… à ceux que l’océan n’a jamais voulu vomir.

*Miossec, in Une Fortune de mer

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