Xenia (Ξενία, 2014)
Film de Pános H. Koútras
Sélection officielle Cannes 2014
Pános Koútras a fait sienne la philosophie d’Ilya (Mélina Mercouri), l’héroïne de Jamais le dimanche : quand les évènements sont incompréhensibles ou trop douloureux, mieux vaut prendre la tangente dans un univers personnel moins affligeant. Si la belle Ilya revisitait les tragédies grecques à sa sauce pour en faire des comédies légères, Dany, le jeune héros de Xenia, opte pour un monde pop acidulé et sucré, une enfance éternelle où il se réfugie flanqué de son lapin blanc, avec pour bande son les succès un peu désuets d’une chanteuse italienne de la décennie 70’.
Il faut dire que Dany et son grand frère Odysseas n’ont pas connu de jeunes années dorées sur tranche. Nés en Crète d’une mère albanaise, artiste ratée sans le sou devenue accro à l’alcool et aux cachetons, et d’un père grec aux abonnés absents, ils ont dû assumer très tôt les manquements des adultes. Odysseas s’est carapaté à Athènes loin du chaos dès ses quatorze ans, laissant son cadet gérer le quotidien et protéger une mère défaillante. Quand finalement elle décède d’une embolie pulmonaire, Dany rejoint son frère avec un seul but : retrouver leur géniteur pour se faire reconnaître et obtenir de fait la nationalité grecque à laquelle ils ont droit. Sans le permis de séjour de leur mère, Odysseas serait expulsable dès sa majorité vers l’Albanie, dont il ignore tout. Les deux garçons partent alors dans un long périple entre Athènes et Thessalonique, à la recherche du père disparu.
Plus encore que cette quête filiale, Pános Koútras filme la reconstruction des deux adolescents, qui ont enfin la possibilité de découvrir qui ils sont. Le road movie initiatique prend des allures de course d’obstacles où chaque étape les réconcilie avec une partie d’eux-mêmes, blessée ou soigneusement mise sous le tapis. Dany, qui souligne qu’il a « quinze ans et neuf mois et demi », comme le font très précisément les enfants, va laisser partir ses caprices de Peter Pan attardé et ses jouets « symboliques » ; Odysseas, plus introverti et inquiet que son flamboyant petit frère, va prendre confiance en ses capacités d’artiste héritées de sa mère, et se surprend à envisager son avenir avec davantage d’optimisme.
Pános Koútras, comme il le faisait déjà dans Strélla, en profite pour égratigner la famille très traditionnelle qui reste la norme en Grèce : le foyer de façade dissimulait pourtant une mère démissionnaire et un père déserteur. Ironie du sort, c’est Tassos, un vieil homo haut en couleur, ancien chanteur et ami de longue date de leur mère, propriétaire d’un club de troisième ordre à Larissa, qui ressemble le plus à la figure paternelle idéale. Protecteur attentif, responsable et juste, il se montre un soutien indéfectible des enfants, quelles que soient les épreuves qu’ils rencontrent. La seule scène du film qui respire le bonheur familial, le partage, la joie d’être ensemble, est celle où sont réunis les deux frères, Tassos et son compagnon Ahmad ; on est alors très loin de la famille prônée par l’Église orthodoxe…
Aube dorée et les nervis fascistes en prennent aussi pour leur grade, activistes de descentes nocturnes musclées contre les migrants trop foncés, sous le regard complice de la Police. Pour Dany, Albanais de mère et ouvertement gay, c’est la double peine. On se demande même quel est la pire « indignité » qui pèse sur l’adolescent : ses origines ou ses choix amoureux. Mais quand une jeune fille ukrainienne immigrée soupire à Odysseas qu’elle se sent étrangère en tout lieu, il lui rétorque qu’au contraire, il se sent partout chez lui. Et qu’appartenir à un pays est un choix, pas une question de papiers ou de lieu de naissance.
Dans ce maelström de tragédie, de poisse et d’injustice, Pános Koútras fait ainsi le choix de la légèreté, se refusant à un discours manichéen, accusateur, plombant. S’il pointe sotto voce les problèmes de xéno- et d’homo-phobie qui rongent le pays, il le fait sans forcer le trait. Il préfère accompagner l’énergie, la réactivité, la combativité des deux frères dans une dynamique positive et enjouée. Malgré leurs difficultés, les adolescents possèdent des ressources inépuisables d’enthousiasme, de résilience et une capacité très juvénile de toujours s’émerveiller. Échoués dans un hôtel désaffecté et lugubre, plein de gravas, ils vont pourtant s’y installer pour, après un rapide nettoyage, fêter les dix-huit ans d’Odysseas et organiser une soirée mémorable, pleine de chants et de danses. Pános Koútras excelle à insuffler dans son cinéma « social » des scènes de comédie, des pétages de plomb, des hallucinations féériques, des animations inattendues qui aèrent le propos plus sérieux.
La vie, l’amour, la fête sortiront toujours vainqueurs du cinéma de Koútras. Raconter des histoires un peu barrées, mélanger les genres avec audace, imaginer des personnages meurtris mais résistants reste sa marque de fabrique. Avec Xenia, il referme dans un sourire jubilatoire le chapitre de sa propre adolescence, en laissant Dany – qui lui doit sans doute beaucoup… – dans sa drôle de famille choisie, accueillante et tolérante. Pános Koútras, adulte, peut désormais taquiner un autre milieu bien tordu, celui des bourgeois, un Dodo va l’y aider…
Pour le plaisir…