Image emblématique, tarte à la crème des guides, sempiternel symbole de Corfou, la presqu’île de Kanoni est un passage obligé pour tous les visiteurs. J’y suis allée avec un rythme cardiaque de junkie sous emphét’, découvrant dans le Routard que le site aurait inspiré Böcklin et ses différentes versions de L’Île des morts, tableaux qui illustraient, avec ceux de Friedrich, un grand nombre des œuvres littéraires du XIXe dans mes manuels de littérature du lycée. Cette plongée soudaine et inattendue dans les Nuits de Musset et le « luth constellé » de Nerval appelait sur-le-champ une visite matutinale.
Le bus N°2 part du Liston et s’arrête dans son périple juste en surplomb du site : on descend alors à pied en pente douce, jusqu’au niveau de la mer. Deux îlots sont posés sur l’eau, chacun coiffé d’un lieu de culte (monastère de la Vlacherna, accessible à pied par une jetée pour le premier, église du Pantocrator, pour le second, au loin). C’est évidemment celui à l’arrière-plan, que l’on ne peut atteindre qu’en bateau qui sollicite toute mon attention (on le nomme en grec Pontikonissi – l’île de la Souris -, pour une vague ressemblance de forme avec le dos du rongeur) … ah, il faut faire preuve de beaucoup d’imagination pour retrouver la vision du peintre suisse, qui a, dans ses toiles, ceint le bosquet d’arbres central de hautes falaises blanches. J’ai beau tenter de m’extraire du brouhaha ambiant, du va-et-vient des touristes, rien n’y fait, la magie ne prend pas.
Outre le décalage entre la réalité de l’île et l’hallucination picturale qu’elle a su faire naître chez Böcklin, la présence de la piste d’atterrissage de l’aéroport à moins de 500 mètres perturbe violement ce qu’il reste de magie au site ; je ne sais dans quel cerveau moisi a germé cette idée scélérate d’accoler le tarmac à ce décor de carte postale, mais on aimerait lui dire deux mots, peu conviviaux. Tous les quarts d’heures, un charter survole à très basse altitude le clocher du monastère de la Vlacherna avant de se poser dans un hurlement de réacteur : on se pince pour y croire !
D’autant plus que Kanoni, serait aussi le lieu de la dernière halte d’Ulysse avant son retour pour Ithaque. On ne peut décidément pas mettre une demi-sandale sur une île ionienne sans retrouver la trace du protégé d’Athéna! Poséidon, très remonté contre Ulysse qui a sérieusement aveuglé son fiston, le cyclope Polyphème, le poursuit de sa vengeance et le retrouve sur les rives de Corfou (enfin, plutôt de Schéríe, comme la nomme Homère, l’île des Phéaciens) ; pour contrarier son retour, il retourne le navire de « l’homme aux mille ruses » et le pétrifie, le transformant en rocher. Seul survivant de ce désastre, Ulysse s’échoue sur le rivage où il sera découvert et secouru par Nausicaa, fille du roi Alkinoos.
Comme il est difficile aujourd’hui de s’immerger dans des univers mythiques, quand la main de l’homme a saccagé des lieux qu’il fallait préserver. Voilà l’état des lieux de la destruction du site de Kanoni (monastère de la Vlacherna en bas à droite) quand la seule vénalité règne sur la gestion d’une île, (photo prise dans le guide Toubis)… édifiant, non ?