Deux, 2019
Film de Filippo Meneghetti
Meilleur premier film, aux Césars 2021, Meilleur film, à la cérémonie des Lumières 2021
Sélectionné aux Golden Globes et aux Oscars 2021
Séance de rattrapage sur Arte. Premier long-métrage d’un jeune, mais pas novice réalisateur italien, Deux, pourrait passer pour un simple mélo, une fiction « provinciale » sobre et soignée vite oubliée. Or, à partir d’un sujet plombant – une histoire d’amour clandestine entre deux septuagénaires, que la maladie finit par révéler au grand jour –, Filippo Meneghetti construit, sur le rythme d’un polar, un récit profond et captivant grâce à une mise en image très millimétrée. Et interroge en filigrane la peur inconsciente de ses personnages d’accéder à la liberté, quand tombent les barrières derrière lesquelles ils se tenaient confortablement retirés.
Lumière douce dans un appartement cosy. Une femme en pyjama en rejoint une autre dans la salle de bain pour un tendre câlin qui finit en étreinte passionnée. On les retrouve attablées au petit-déjeuner le lendemain matin, entre regards coquins et sourires entendus. Ces deux-là partagent visiblement une intimité de longue date. De très longue date même. Si le temps a marqué les visages et les corps, l’amour et le désir sont restés intacts. Á tel point qu’elles envisagent, à soixante-dix ans passés, de tout envoyer balader pour aller ensemble finir leurs jours à Rome, ville où elles s’étaient rencontrées il y a plusieurs décennies.
Ombre au tableau, l’une d’elles, Madeleine (Martine Chevalier), veuve, mère et grand’mère, a soigneusement compartimenté sa vie affective. Sa famille ignore tout de sa longue liaison cachée, même si le fils a flairé les infidélités de sa mère et la cause des tensions au sein du couple légal. Madeleine ajourne sempiternellement l’aveu libérateur, sous prétexte de ne pas détériorer davantage les relations déjà compliquées avec ses enfants. Son amoureuse, Nina (Barbara Sukowa), très au clair avec elle-même depuis toujours, fustige ces silences mensongers qui n’ont plus lieu d’être. Un affrontement tranchant entre les deux femmes, en pleine rue et devant témoins, met sur la place publique ce qui a été trop longtemps tu. La très sensible Madeleine s’écroule alors psychologiquement et physiquement, frappée par un AVC. Commence alors pour Nina un véritable parcours du combattant : comment prendre soin de sa « compagne » sans éveiller les soupçons de ses enfants et de l’aide-soignante officielle ?
C’est une vraie guerre de territoires qui va avoir lieu, au dernier étage de leur vieil immeuble pourtant tranquille. Si, au quotidien, les amantes vivent dans l’appartement de Madeleine, Nina a emménagé trois ans auparavant sur le même palier. Les deux portes se font face, toujours ouvertes, créant un grand espace fluide, lumineux et aéré, mais préservé des regards extérieurs. Quand Madeleine sort de l’hôpital et réintègre son lieu de vie sous une constante surveillance, les deux portes se referment hermétiquement. Les appartements clos de chacune deviennent étouffants, presque hostiles. Nina enchaîne les nuits blanches, rythmées par le tic-tac stressant de l’horloge, le tintement de sa cuillère sur sa tasse, entourée d’objets pourtant choisis qui prennent dans la pénombre d’inquiétants reflets. Unique échappatoire, s’introduire en douce la nuit dans l’appartement d’en face dont elle a les clefs, pour dormir contre Madeleine et la rassurer de sa présence affectueuse.
Nina passe ses journées l’œil rivé au judas de sa porte, à épier les allées et venues dans le camp opposé, occupé par des personnes incapables, malgré leur bonne volonté, de faire progresser Madeleine dans sa convalescence. Filippo Meneghetti filme en longs plans fixes le palier vide, le silence angoissant et les bruits de sonnette agressifs. La vision distordue via l’œilleton courbe les espaces confinés devenus oppressants et mortifères. Nina n’a plus sa place dans l’appartement ni auprès de Madeleine. C’est elle qui à présent est contrainte de se cacher, de mentir, de se créer un personnage lisse de voisine serviable, tout en intrigant pour entrer fréquemment dans ce qui était son « chez elle ». Venue subrepticement une nuit veiller sa compagne, elle se révèle même totalement invisible à l’aide-soignante, qui passe devant la chambre grand’ouverte un verre d’eau à la main, sans la voir. Jusqu’à ce que, excédée d’être mise à distance et alarmée de l’état apathique dans lequel végète son amoureuse, Nina fasse exploser la partition des lieux : profitant d’une courte fenêtre de tir où personne ne surveille Madeleine, elle ose démurer l’espace, recréer le territoire partagé, passer à plein tube leur chanson italienne préférée, sortir des photos de voyages communs pour activer la mémoire défaillante… avec succès.
Ironie du sort, c’est au moment où Madeleine se trouve incapable d’émettre un son, conséquence de son AVC, qu’elle voudrait s’exprimer, revenir à la vie, dire sa vérité. Lorsque l’on a frôlé la mort, il est temps de s’aligner avec ce que l’on ressent vraiment. Devant sa fille, qui finit par comprendre ce qui unit les deux femmes mais sans l’accepter, elle s’enhardit, la défie, assume de la seule force de son regard cette part d’elle-même qu’elle avait si soigneusement cachée. On comprend que Filippo Meneghetti ait choisi une actrice de théâtre, capable de faire passer dans un geste esquissé, un menton relevé, un mouvement de l’épaule, la crispation d’une main, une palette d’émotions. Face à une Martine Chevalier au jeu entravé mais délicat, Barbara Sukowa impose son énergie, son audace, sa vitalité, et un délicieux accent allemand. Une étonnante alchimie se noue entre les deux actrices, quasiment de même âge, pourtant aux antipodes l’une de l’autre. L’union d’une sociétaire honoraire de la Comédie-Française et de l’égérie de Fassbinder, de Margarethe von Trotta, de Lars von Trier, aurait pu être exotique. Or, c’est une complémentarité, une complicité évidente qui nourrit ce couple inattendu.
Le réalisateur cadre sans filtres, au plus près des visages de ses actrices, pour ne rien manquer des luttes intimes qui se jouent dans un environnement fait de faux-semblants. Il évite tout pathos et débordement de bons sentiments, en privilégiant des tonalités très froides, une mise en scène resserrée, une économie de mouvements. Filippo Meneghetti se plaît dans les jeux de miroirs, les reflets, donc les illusions. La problématique n’est plus tant le regard des autres sur soi et leurs jugements hypothétiques, que celui que l’on porte sur soi-même, plus féroce encore. Madeleine n’a jamais vraiment eu peur d’avouer à ses enfants son histoire d’amour au long cours avec Nina ; mais l’image que cette liaison lui renvoyait d’elle-même était problématique. Au lieu de s’inventer une autre réalité, la maladie l’a mise face à l’urgence de cesser cette fuite perpétuelle pour se créer, enfin, une vie fidèle à son authenticité.