Viens
Textes de Barbara Molinard – Préface Marguerite Duras
Illustrés de ses propres dessins N&Bl
Éditions Cambourakis, 2022 (Première édition au Mercure de France, 1969)
On ignore comment le chemin de Marguerite Duras croisa celui de Barbara Molinard * ; peut-être par son mari, photographe et cinéaste. Cette rencontre humaine et littéraire fut déterminante, et permit de préserver quelques feuillets d’un tumultueux travail d’écriture engagé sur huit années. Barbara Molinard passa en effet presque une décennie à consigner son combat effroyable contre la maladie mentale en général, et à lutter contre un « ennemi » en particulier, qui déchirait, page après page, tous ses textes. Et ce même cycle infernal de se répéter inlassablement. L’autrice écrit, détruit, refait, déchire, et brûle enfin, sans même se souvenir d’avoir encore une fois traversé cette impossibilité de la création, la nuit noire de l’âme.
Grâce au soutien de Duras et de son mari, une dizaine de nouvelles vont être arrachées à l’autodafé programmé. Dans une souffrance intense pour repousser l’impératif de la destruction, l’écrivaine parvient à extraire une centaine de pages qu’elle confie à un éditeur, en l’occurrence, Simone Gallimard au Mercure de France. Marguerite Duras de souligner dans sa préface ; ce qu’on lira ici n’est ni inventé ni rêvé. C’est le compte rendu de ce qui est vécu. Et de ceci l’écriture fait partie. L’écriture est vécue, elle est le pas dans la marche de la douleur. Sans elle, la douleur, immobile, n’aurait pas été supportée.
Ce qu’on lira ici n’est ni inventé ni rêvé… Comment concevoir sans effroi ce qu’a pu être la vie de Barbara Molinard ? Nos pires cauchemars semblent dérisoires face aux expériences au mieux incohérentes, souvent féroces et traumatisantes, que traversent ses personnages. Sans aucune distance, délire ou fantasme, l’autrice dépeint le monde tel qu’il lui apparaît : vide, glaçant, injuste, cruel, ténébreux, morbide, dénué de sens et de valeurs morales. Possédée par un effroi sans nom, des idées rocambolesques et une détresse permanente, elle s’enlise dans des déserts gluants, peuplés de formes informes qui filent dans la nuit blafarde en poussant d’étranges cris. Pas de confrontation entre la normalité et la folie, mais une abrupte plongée dans l’obscurité, un espace-temps déformé, un monde à l’envers sans boussole ni échappatoire. La solitude, les tourments et la mort sont les maîtres-mots de ces bas-fonds irrespirables, où vont errer des hommes et des femmes, dans une totale incompréhension : je sens monter [l’angoisse] en moi… elle envahira mon cœur, mon âme et ma tête… elle creusera en moi des abîmes dans lesquels ma raison se perdra. Á mon désespoir le néant s’offrira jusqu’à un complet anéantissement de moi-même.
Ces nouvelles ne sont néanmoins pas dupliquées sur un même modèle : Barbara Molinard alterne les récits à la première et à la troisième personne. Certains textes commencent de manière très anodine et glissent progressivement dans des brumes anxiogènes et déformantes, tandis que d’autres précipitent immédiatement le lecteur dans une autre dimension, effrayante et détraquée. Point commun à tous les textes : une barrière hermétique sépare les personnages de leurs semblables, rendant les échanges impossibles – le monde des Autres, ce monde hostile, bizarre, dont elle ignorait tout sinon que ce ne pouvait être le sien à elle. Aucun d’entre eux n’a ainsi le sentiment d’être atteint de troubles mentaux, de dépression, de comportements obsessionnels, d’hallucinations, puisqu’ils vivent à la marge de la réalité, ou dans sa négation absolue. Les évènements les plus improbables viennent aussi les percuter sans provoquer de questionnements. Mais le lecteur, passé dans l’essoreuse de la démence et de la violence physique extrême, ressent l’angoisse et les supplices jusqu’au haut-le-cœur.
On ne sait aussi si Barbara Molinard tâta de l’hôpital psychiatrique. Trois textes pourtant, effroyables, oppressifs, sanguinaires, renvoient à l’épouvante que semble faire naître chez l’autrice une réclusion forcée, régie par des codes qu’elle ne comprend pas. Les médecins deviennent des démons qui empoisonnent son existence et qui bâtissent son cercueil en ricanant. Irrécupérables, incurables, Molinard et ses personnages font pourtant de leur mieux pour tenir le coup. Vital. Essaie de sourire. Peur. Tête vide. Tenir. Parler à cet homme, il le faut. Ai déjà entendu me poser ces questions plusieurs fois. Toujours abouti pour moi anéantissement, sommeil, vertige, réveil, nausée, détresse. L’internement s’apparente à une suite de tortures, de mutilations perverses, d’oppression malsaine que l’on quitte néanmoins avec appréhension, car dehors, je suis seule et c’est la nuit.
À l’opposé de cette inertie forcée délétère, le mouvement, le voyage traversent tous les autres textes. Les personnages se déplacent à pied, en train, en bus, pour rejoindre un vague alter ego, un amoureux hypothétique, un ami imaginaire. Cette quête chimérique, qui étire considérablement une temporalité en roue libre, piège les passagers dans des boucles où ils ne font, en définitive, que du sur-place. Descendre des escaliers sans fin, traverser d’interminables tunnels souterrains, tourner autour d’une muraille circulaire, ne les mène qu’au rendez-vous avec eux-mêmes. La progression dans les ténèbres ressemble à une course perpétuelle dans un labyrinthe mental sans porte de sortie vers la lumière et la vie retrouvée.
Dans un échange avec Marguerite Duras, Barbara Molinard explique qu’elle écrit pour rassembler les pièces du puzzle, pour simplement arriver à être moi. Ce questionnement existentiel revient à plusieurs reprises dans le recueil : veux-tu me dire qui je suis ?… Cette chute vertigineuse dans le désespoir absolu où la raison, la sécurité, le repos ont déserté, ne peut rencontrer qu’une seule destination : la mort, libératrice et attirante. Je crois bien que je ne me ferai jamais à leur façon d’être et de penser. Il vaut mieux que je m’en aille.
* Née en 1921, elle décède en 1986 d’une maladie du… “cœur”.