Pari – L’appel du large

 

Pari (2020)

Film gréco-iranien de Siamak Etemadi

Sélection officielle à la Mostra de São Paulo et à la Berlinale 2020

 

 

Premier film d’un réalisateur iranien de naissance mais athénien par choix, Pari s’ouvre et se referme sur les images de la mer Égée, vue au travers des yeux d’une femme. D’abord avec crainte et émerveillement derrière un hublot d’avion, puis fièrement sur le pont d’un cargo en partance pour la Crète. Entre ces deux points de repère, le personnage aura perdu sa famille, ses croyances, son identité préconstruite, mais aussi rencontré, loin des déterminants sociétaux, une version d’elle-même jusqu’alors réprimée.

Quand elle arrive en Grèce avec son mari Farrokh, Pari n’a pas vu son fils Babak depuis trois ans. L’étudiant a quitté Téhéran avec une bourse d’études, portant les espoirs d’une mère qui rêve d’une autre vie pour son unique enfant. Mais à l’aéroport d’Athènes, le fils prodigue brille par son absence. Son petit appartement est à l’abandon, et l’Université a perdu sa trace depuis longtemps. Les parents, après s’être tournés sans succès vers leur ambassade, n’ont pas d’autre choix que de partir à sa recherche dans une ville dont ils ne maîtrisent ni la langue ni la culture. Le visa d’étudiant de Babak ayant expiré, c’est dans les zones grises de la ville fréquentées par les clandestins que la quête va commencer.

La caméra de Siamak Etemadi restitue une Athènes sous l’angle noir, par des images au grain épais, légèrement dédoublées parfois, pour marquer l’étrangeté d’une capitale qui déphase radicalement ces deux voyageurs débarqués du Proche-Orient. Si Pari possède quelques rudiments d’anglais, Farrokh, conservateur âgé qui ne badine pas avec l’honneur et la morale, est dans l’incapacité totale de communiquer avec les habitants. Il regarde cette ville d’Europe avec un profond dégoût, déconcerté par sa crasse, son laisser-aller, la vulgarité des comportements. Car le réalisateur embarque sauvagement les parents dans les bas-fonds sordides, repères de miséreux, de camés, de trafiquants, de prostituées qui hantent les ruelles taguées, débordant au surplus de détritus. Et les plante ex abrupto au sein des affrontements qui embrasent le quartier des étudiants contestataires, sous les tirs croisés des cocktails Molotov et des gaz lacrymogènes. La cité en ébullition se révèle piège étouffant, souricière qui libère la nuit son cortège de marginaux, sous les néons acides jaunes et rouges.

Siamak Etemadi glisse progressivement d’une représentation réaliste diurne d’Athènes à une recomposition nocturne très allégorique : les bordels du Pirée et les ruelles de Plaka apparaissent comme « reconstruits artificiellement » sous des lumières crues et anxiogènes. Pari, qui a trouvé dans l’appartement de son fils le sigle du mouvement anarchiste dessiné sur un morceau de papier, va suivre ce fil ténu et coller au train d’un petit noyau d’activistes, entre confrontation avec les forces de l’ordre et soirées musicales « underground ».

Celle qui est sortie de l’avion serrée dans son grand voile noir, les yeux baissés, la parole timide, va exprimer pour la première fois sa détermination et tenir tête à son vieux mari qui souhaite rentrer à Téhéran en laissant Interpol faire son travail de recherche. Une femme téméraire s’éveille lentement sous l’image lisse d’une épouse effacée et d’une mère protectrice. Pari ressent qu’elle n’est plus seulement à la recherche de son fils désormais adulte qui a choisi de prendre le large (au sens du propre du terme), mais qu’un processus de libération est en marche, presque à son corps défendant.

C’est d’ailleurs par le corps que s’exprime cette métamorphose émancipatrice. Admirateur du poète soufi Rûmî, Babak a laissé derrière lui des vers que sa mère s’efforce de traduire en farsi et qu’elle va physiquement incarner : « Je dois atteindre le centre du feu… Je dois me consumer et devenir braise ». Comme un phœnix qui renaît de ses cendres, Pari va vivre cette expérience extrême lorsque son long tchador noir s’enflamme durant une manifestation anarchiste. Son foulard tombe ensuite au sol lors d’une tentative de viol qu’elle repousse furieusement. Enfin, c’est la photo de Babak qu’elle égare, dernier élément matériel qui pouvait l’aider dans ses recherches. Dépouillée de ses vêtements traditionnels qui la cantonnait à un rôle négligeable, les cheveux libérés, le visage offert, la silhouette redressée, elle affronte sans plus de protection la réalité du monde qui l’entoure.

Qui est-elle lorsque sa carapace noire ne la tient plus à distance des autres ? Une femme belle, courageuse, tenace… et désirable. Elle fait ainsi naître rapidement chez une jeune activiste qui la guide dans le groupuscule révolutionnaire une évidente attirance. Pari va accueillir ses compliments et un baiser sans recul manifeste, juste étonnée de susciter l’attention d’une étudiante insurgée et intrépide. Siamak Etemadi cadre longuement son actrice (Melika Foroutan, absolument renversante) en plans rapprochés, scrutant dans ses traits fins de madone, ses yeux clairs et ses gestes doux, l’éveil à la vie de ce moi profond qu’elle savait latent. Éveil légué à son fils, passé lui aussi par ce feu régénérateur et qui l’a précédée sur ce nouveau chemin de la liberté.

La fin de parcours radicale de l’héroïne est sans doute la petite faiblesse d’un film pourtant très maîtrisé. Le réalisateur n’hésite pas à emmener Pari au bout de son détricotage personnel, jusqu’au point de larguer ses amarres vers un ailleurs très hypothétique. Comme son fils, on l’apprendra, devenu marin, la femme libérée de ses chaînes s’en va au loin, abandonnant tout derrière elle, sans savoir un seul instant ce qui l’attend. Dernières images certainement plus métaphoriques que réelles, certes magnifiquement filmées aux premières lueurs de l’aube, mais révélatrices surtout d’un détachement très/trop brutal pour une femme qui deux mois auparavant n’avait jamais quitté l’Iran.

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