Karkalou (Καρκαλού – 1984)
Film de Stavros Tornes
Prix de l’Association panhéllenique de la Critique au festival du film de Thessalonique (1984)
Orphée : Et si tu désobéissais à ces ordres ! Ils ne peuvent pas te tuer : c’est toi qui tues. D’où viennent ces ordres ?
La princesse : Tant de sentinelles se les transmettent, que c’est le tam-tam de vos tribus d’Afrique, l’écho de vos montagnes, le vent dans les feuilles de vos forêts.
Orphée : J’irais jusqu’à celui qui donne ces ordres.
La princesse : Il n’habite nulle part ! Les uns croient qu’il pense à nous. D’autres, qu’il nous pense. D’autres qu’il dort, et que nous sommes son rêve, son mauvais rêve…
On dit d’ordinaire que l’on voit sa vie défiler avant d’exhaler un dernier soupir. Quelles images illustreraient alors ce court-métrage accéléré, quels souvenirs hanteraient cette vision funeste ? Et quelle forme prendrait la “dernière séance”, entre cauchemar, rêverie, hallucination ou tourment ?
Le héros de Stavros Tornes, un homme sans identité, surgit ex abrupto sur une colline déserte. Dans la force de l’âge, le teint cireux, les yeux cernés, le gars n’a pas fière allure. Après un incongru éclat de rire aux accords de sanglots, on le voit dévaler la pente, attraper un bus et échouer dans une petite ville, où son chemin croise un improbable taxi jaune, au coffre lesté d’un cercueil. Éreinté, notre homme monte aux côtés du jeune conducteur et se fait véhiculer dans une carrière désaffectée ; là, s’arrête brutalement le déroulé le plus « cohérent » d’un récit pourtant déjà bien singulier.
Le spectateur rentre ensuite dans un espace absolument irrationnel, sans aucun repère ni clef de compréhension. Le premier visionnage s’apparente à une déroutante plongée dans une succession de plans sans liens formels, mélangeant les lignes temporelles, traversés de personnages tombés de nulle part aux dialogues surréalistes. Il faut cependant accepter de se laisser aller dans cet environnement chaotique pour distinguer, peu à peu, des indices porteurs de sens. D’abord, la bande son (musique de Charlotte Van Gelder, compagne de Stavros Tornes), mélange de violoncelle grinçant et d’oscillation d’un balancier d’horloge (dieu sinistre, effrayant, impassible, dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi !). Puis, le long trajet nocturne des deux protagonistes en barque, qui accostent au bord d’un cimetière éclairé par les torches d’un comité d’accueil peu engageant. Des scènes indéchiffrables, qui tournent inlassablement en boucle dans l’espace clos de la carrière, anxiogène et inhospitalière… autant d’ellipses pouvant étayer l’hypothèse que l’homme plus âgé a entraîné le plus jeune dans une reconstitution morcelée de son passé, une fois transportés par Charon sur son frêle esquif. Tous deux vont rejouer, partager, interroger des fragments de vie, dans un désordre absolu.
Les décors changent, les époques s’entrechoquent, de nouveaux personnages apparaissent, surgit une figure féminine (sans doute très aimée de l’homme vieillissant), tour à tour femme fatale, prostituée, puis malade mentale internée. Les années de guerre sont évoquées rapidement, comme les différentes classes sociales qui composaient la petite société locale d’alors. Soixante ans de vie défilent, dans ce qu’elle eut de beau, de marquant, de traumatisant. Le jeune conducteur de taxi, d’abord témoin de l’errance existentielle de son aîné, s’incarne lui-aussi dans ce théâtre du ressouvenir en devenant acteur (ou créateur) de nouveaux évènements – il tombe amoureux de cette même femme à la beauté dangereuse, devient ouvrier de la carrière de pierres, avant de se manifester en tant que très Saint homme, ermite reclus dans une anfractuosité de la roche.
Stavros Tornes se libère totalement des impératifs d’une narration linéaire pour laisser libre cours à une divagation, une vision déstructurée et personnelle, un fil sinueux qu’il parcourt sans savoir lui-même où il pourrait arriver. C’est inconfortable, déroutant, parfois angoissant, mais toujours surprenant. Le réalisateur s’appuie sur des images brutes, parfois sales, refusant la joliesse, les compromis faciles, les ruses et les artifices. Il fait dire à un de ses personnages : « on n’est pas des techniciens, mais des escrocs », variante d’une autre interrogation posée à la fin du film « sommes-nous des saints ou des escrocs ? ». Aucune illusion ne vient porter le cinéma de Tornes, proche d’un artisanat qui cherche à retrouver une authenticité primitive au travers d’images non frelatées.
On retrouve à la fin du film les deux hommes extirpés de la carrière, revenus à leur rôle premier, l’un, au volant de son taxi, l’autre, allongé dans son cercueil. La dérive entre deux eaux, entre le songe à rebours et la matérialité crue d’une mise en terre, n’aura duré que l’espace d’un trajet vers un cimetière. Un temps suffisant pour rembobiner sa vie, suspendre l’inéluctable, se réchauffer encore aux joies humaines, rejouer l’essentiel et partir avec les images indispensables ; peut-être en ayant aussi compris que dans la plus humble des vies, on trouve matière à transcender le réel modeste en images cinématographiques insolites.