Kramp – 2017
Roman de Maria José Ferrada
Traduit de l’espagnol par Marianne Millon
Quidam Éditeur, 2023
On peut avoir sept ans et rêver de clous, de marteaux, de scies et de boulons. Á l’heure où ses camarades de classe sont appliqués à brouillonner en rêvassant des odes à l’été, aux fleurs et aux étoiles, la petite M, dégourdie et futée, fait l’école buissonnière pour accompagner son représentant de père dans ses tournées auprès des quincailleries du coin. Le géniteur et sa fille sillonnent le pays, le Chili des années 80, pour vendre la fine fleur des outils de la marque “Kramp”, qualité et robustesse à l’épreuve du temps.
Sauf que… ce récit truculent et pittoresque est raconté à hauteur d’enfant, avec encore une bonne dose de candeur mais déjà une acuité de regard précoce. M perçoit la réalité au travers de ce qu’elle a sous la main : en l’occurrence, le catalogue des produits “Kramp”. Cette grille d’analyse, aussi inattendue que cocasse, lui sert à s’approprier les petites choses du quotidien comme les grandes questions existentielles. Aucune crainte pour l’avenir quand on sait que Le Grand Menuisier (que d’autres ont bien appelé en leur temps Le Grand Horloger) organise l’univers, et qu’il parsème le ciel de clous de 0,69 cm pour illuminer les nuits. La physique, l’astronomie, les mathématiques, la loi de cause à effet, la relativité, « on peut tout comprendre en regardant les tiroirs d’une quincaillerie ». Voire le monde entier même, tenu par la magie d’une seule vis : que cède un boulon, c’est toute la stabilité d’un bâtiment qui vacillerait, entraînant la chute d’un quartier, d’une ville, d’un pays, de la civilisation dans son ensemble.
M prend son rôle d’assistante très au sérieux, travaillant ses apparitions dans les magasins et l’intensité de ses regards, pour amadouer les gérants grincheux ou pingres. Consciente de sa valeur, elle exige une part des bénéfices, apprend des autres représentants et de leurs anecdotes, et s’impose au sein de la grande famille des vendeurs itinérants, comme une partenaire de choix. La petite fille, au contact exclusif des adultes, pose sur son environnement un regard souvent froid et analytique, divise et classe les choses qui l’entourent, méthodiquement, sans affect ni émotion. Mais souvent avec justesse : « j’ai compris que j’étais seule, que la vie était un lieu solitaire ». Sa mère, aux abonnés absents, noyée dans une tristesse muette, tournée vers un point aveugle inaccessible aux autres, ignore tout de la double vie de sa fille, qui ment habilement pour dissimuler ses absences scolaires et partir à l’aventure vendre des écrous et des tournevis.
Mais nous sommes au Chili, sous l’ère Pinochet. Si M ne voit pas grand ’chose de la chape de plomb qui asphyxie le pays, les adultes sont eux confrontés à l’horreur d’une dictature au quotidien : « nous sommes les personnages secondaires d’une plus grande histoire ». E, l’ami photographe de son père, chasse de curieux fantômes dans des villages déserts. Il cherche des disparus et il lui faut ne pas tarder, de peur que les fantômes ne se changent en poussière. Une tonalité plus sombre affleure progressivement et on glisse subrepticement d’une comédie douce-amère à la tragédie humaine.
Le style est à l’image de la jeune héroïne, direct, précis, percutant, avec parfois, quand l’émotionnel surgit trop fort, des fulgurances poétiques inattendues. Lorsque M est témoin de l’exécution sommaire d’un opposant au régime, son jeune cerveau n’est pas capable de supporter la violence de l’acte et son traumatisme. Elle imagine alors que cette seconde qui coupe une vie en deux est si fugace qu’une toute petite chose seule pourrait traverser cette brisure du temps ; le coup de feu meurtrier devient un « insecte de la destinée », projection mentale animalière, soutenable et rassurante.
M, bercée des récits de son père qui a réussi sa première vente le jour de l’alunissage de Niel Armstrong, utilise une foultitude de métaphores célestes. Dans sa vie très « matérialiste », qui se base sur des équipements de fer et d’acier, la fillette a parfois besoin de lever les yeux vers le ciel. Même si sa cosmogonie s’applique à son quotidien le plus prosaïque : « la cafétéria et le bar étaient le centre de l’univers autour duquel tournait la planète de la vente ». Les galaxies multiples et lointaines, la lune, tout ce qui tourne et tourne encore dans la nuit infinie, embellissent comme des bouffées d’oxygène un quotidien un peu terne, entre des clés plates, des serre-joints, des parents qui peinent à joindre les deux bouts. M est fascinée par cet infini, sa beauté et son immutabilité. Le contraire de son existence chancelante, qui va se déliter dans le dernier quart du roman. Inéluctable, puisque M grandit et quitte le monde rassurant du Grand Menuisier et de son Meccano géant. Ses yeux se dessillent peu à peu sur une réalité crue, les secrets des adultes, la dureté économique, les mensonges et les faux-semblants.
Livre d’une éducation dans la vérité de l’expérience sociale et politique, Kramp embarque le lecteur dans une lente dislocation ; la plus décalée des vies d’enfants finit toujours par être rattrapée dans une mécanique inéluctable. Le réel s’invite sans s’annoncer et engendre alors une suite de ruptures majeures ; rupture de confiance, rupture de liens, rupture familiale et affective. Les illusions, les rêves se dissolvent et tombent dans un vide sans fond. Dont on ne sort parfois que par l’écriture. Le prénom de la petite fille commence par un M… comme celui de Maria José Ferrada.