Vie et mort de Karavélas (Η ζωή και ο θάνατος του Καραβέλα – 1920)
Texte de Constantin Théotokis
Traduction Marc Terrades
Éditions Cambourakis, 2021
Constantin Théotokis avait-il lu La Terre de Zola, publié en 1887, quand il brosse à son tour un tableau du monde rural tout aussi noir et désespéré ? Si l’île de Corfou remplace ici la Beauce, les deux écrivains naturalistes évoquent tout aussi férocement l’avidité des petits paysans et leurs infâmes manigances pour satisfaire une appétence sans limites ; convoiter, conspirer, posséder, jubiler enfin, en assouvissant des instincts malsains, et recommencer ensuite avec d’autres terres. Cette prédation frénétique, cette mainmise brutale sur des champs d’oliviers, de blé ou de tabac, s’accompagnent de l’anéantissement total des individus plus faibles ou plus intègres. La loi du plus fort, sans espoir ni rédemption.
L’envie et les tripatouillages douteux imprègnent les toutes premières pages du roman, lorsque l’on fait connaissance avec la famille Statiris, qui vit sur les hauteurs d’un village corfiote. Deux frères, Argyris l’ainé et Yannis le cadet, leurs épouses et leurs enfants respectifs, partagent la même maison. Les personnages sont évoqués à bout portant par leurs défauts, leurs manies ridicules, leur âpreté au gain ; leurs échanges tournent exclusivement autour du partage d’un bien, d’une rivalité pour l’obtention d’une maison familiale, et dérivent rapidement sur les terres d’un voisin, qu’il serait bon d’acquérir d’une manière ou d’une autre. Si Argyris et Yannis se complètent, – le premier calculateur et stratège, le second robuste travailleur -, et s’entendent par intérêt, leurs femmes s’invectivent quotidiennement jusqu’à en venir aux mains, se jalousant d’une dot plus conséquente de l’une ou du physique plus avenant de l’autre.
La paix des ménages revient miraculeusement quand il s’agit de piller les richesses d’autrui. Argyris, qui connaît tous les foyers et les propriétés de chacun, poursuit ses rêves d’expansion : « nous n’avons cessé d’acquérir, un olivier, puis deux, puis dix, et puis un champ, et puis la pierre pour la maison… nous nous sommes faits une place au soleil… ». Parfois, un bref instant de lucidité le met face à son comportement crapuleux, « injustice, cupidité, vols, nous faisons tout… la vie est si douce et la mort nous fait si peur… il nous faut quitter ce monde magnifique et tous ses biens ». Mais aucun scrupule n’arrête ce froid manipulateur. Qu’il s’agisse d’un voisin devenu veuf ou d’un membre âgé de la famille, Argyris tisse sa toile, conseille, oriente, amadoue et endort sa victime, jusqu’à forcer les vieillards à lui transférer terres et demeures contre une hypothétique rente viagère jamais versée.
Karavélas, personnage qui donne son titre au roman, est le voisin du clan Statiris, lequel perd son épouse dès le deuxième chapitre. Aucune empathie pour celui qui se plaint de la chasteté forcée qui est la sienne, trouve l’agonie de sa femme trop longue, et se vante des raclées qu’il lui assénait : « ma vieille, quand elle me fichait en rogne, je la battais… Quoi ? Je ne l’aurais pas corrigée quand elle le méritait ? Á plus forte raison maintenant qu’elle n’est plus bonne à rien ! Qu’elle dégage, le plus tôt sera le mieux ». Constantin Théotokis consacre vingt-sept pages à cette nuit fatidique où Karavélas s’agace du temps que met sa femme à mourir, dans d’atroces souffrances, dévorée vivante par la vermine. Les détails hautement réalistes et sordides attestent de la perverse cruauté de Karavélas, qui a lui-même abusé de la maladie de son épouse très affaiblie pour lui faire signer une donation exclusive, lésant les descendants directs. Enfin libre, Karavélas n’a qu’une envie : se remarier. Son récent veuvage réveille une vieille passion pour Maria, la femme de Yannis Statiris, et pour les beaux yeux de cette femme, Karavélas est prêt à vendre son âme. Tout au moins à remettre l’intégralité de ses possessions entre les mains d’Argyris, en échange d’une somme dérisoire, dans le fol espoir de voir Maria lui céder. En vain. Grugé par les Statiris, frustré dans sa passion charnelle inassouvie, Karavélas rumine sa vengeance.
On cherche désespérément dans ce roman un personnage à sauver, une action désintéressée, un soupçon d’humanité. Tous sont gangrenés d’hypocrisie, de jalousie, d’une rosserie confinant au vice. On catéchise pourtant à pleins poumons l’entr’aide, les liens familiaux sacrés, la morale, Dieu et plus encore. Constantin Théotokis jubile à saupoudrer de verre pilé chaque phrase du pope du village, membre par alliance du clan Statiris. Cauteleux, pontifiant ses sornettes de sa voix de prédicateur mielleux, « ce prêtre du Très-Haut » tricote une éthique à géométrie variable pour préserver ses propriétés et les agrandir au besoin en négociant âprement.
Étonnant alors comme les Statiris s’accommodent des relations incestueuses entre cousins, récurrentes dans la famille sur plusieurs générations. Quand tout le village se scandalise du flagrant délit entre la fille de Yannis et le fils d’Argyris, les parents temporisent, plus occupés à manigancer qu’à se faire discrets pour cause de déshonneur ; le clan serre les rangs, relativise l’infamie, et désigne même Karavélas comme responsable de ce passage à l’acte pourtant présumable.
Constantin Théotokis ne recule devant rien quand il s’agit d’étudier jusqu’à l’os ce mal qui irrigue toute la société rurale (comme il le fera avec la bourgeoisie dans d’autres textes). Les villageois trouvent réjouissante la descente aux enfers de Karavélas, même si personne n’est dupe de la rouerie des Statiris. Il est visiblement toujours jubilatoire de constater le malheur des autres, leur isolement social et familial, et de se joindre à la meute pour porter l’hallali. Le champ lexical de la pourriture et de la damnation revient souvent sous la plume de l’écrivain qui relève l’inutilité de comportements généreux ou désintéressés. Dans la chaîne alimentaire ne survivent que les plus forts ; pire, un aveu de faiblesse, et c’est la mise à mort. Mais la haine peut encore accompagner une dépouille à peine refroidie vers sa dernière demeure, lorsqu’un village entier maudit et crache sur un cercueil que l’on enterre à la va-vite dans une partie isolée du cimetière, sans vraie sépulture, pour que personne ne sache où le mort a été enseveli.
Á cent cinquante pages d’écart, Constantin Théotokis met dans la bouche de deux personnages la même phrase : « tu m’auras emmerdé jusqu’au bout ». La première fois dans celle de Karavélas à sa femme mourante, la seconde, lors de sa propre mort par pendaison, phrase prononcée par le fils d’Argyris. Comme un retour du destin, l’ignominie de son comportement lui revient en pleine face. Il y aurait donc une justice pour Théotokis… expéditive et définitive.