Moï Ver – L’illustre inconnu

 

Moï Ver

Centre Georges Pompidou, Paris

Commissaires : Julia Jones et Karolina Ziebinska-Lewandowska

Exposition prévue jusqu’au 28 août 2023

 

Certains artistes semblent se désintéresser totalement de leur notoriété comme de leur postérité. Ils traversent leur époque en électrons libres, passant d’un art à un autre, d’une technique à une autre, témoignant, cherchant, expérimentant. Naître dans certaines contrées « flottantes », comme Vilnius en 1904, ne prédispose pas, il est vrai, à une quelconque stabilité. La ville a été d’abord russe, puis allemande, polonaise et lituanienne enfin, selon les aléas politiques du moment. Vilnius donc, où il serait asphyxiant de rester, quand on peut vagabonder entre la Saxe, la France, la Pologne, la Palestine et Israël, tel un Juif errant qui tarde à se poser. Et puis, pourquoi se contenter d’un unique patronyme quand on peut se choisir plusieurs identités et pléthores de pseudonymes ; Moshe Vorobeichic, Moï Ver ou Wer, Moshe Ankorion ou Moshe Raviv entre autres. Pas simple non plus de suivre un artiste tour à tour peintre, photographe, reporter, graphiste, formé au Bauhaus de Dessau auprès de Klee, Kandinsky, Moholy-Nagy et Josef Albers et qui communique dans bien des langues (yiddish, hébreu, français, allemand, anglais…).

« Je n’appartiens à aucun mouvement, à aucune école de pensée et je ne suis influencé par personne », déclare-t-il en 1964. Le Centre Pompidou, pour pallier la méconnaissance du grand public pour ses travaux, propose une déambulation chronologique très accessible, au travers de « projets aboutis » et de photos grand format projetées sur les murs. Moï Ver est en effet reconnu des initiés pour trois corpus majeurs, qui ont donné lieu à des publications : The Ghetto Lane in Wilna paru en 1931, – reportage photographique sur le vieux quartier juif de Vilnius -, Paris, 80 photos de Moï Ver, avec une préface de Fernand Léger, paru également en 1931, enfin Ci-Contre, livre photographique resté inédit mais dont il a réalisé la maquette, encore en 1931, maquette retrouvée dans les années 60.

Moï Ver est un artiste solidement formé dès ses jeunes années dans une école de dessin et la Faculté des Beaux-Arts, qui le destine d’abord à une carrière de peintre. Il n’a pas encore vingt ans quand il expose ses premières toiles. Mais ses deux années au Bauhaus le font bifurquer vers la photographie, qu’il étudie à Paris en 1929, tout en fréquentant les cours du soir de Fernand Léger à son Académie Moderne. On retrouve ainsi dans les photos de Moï Ver un étonnant mélange d’enracinement dans sa culture juive originelle et une contemporanéité revendiquée pour en témoigner. On le voit ainsi balader son Leica à Vilnius et en Pologne pour immortaliser le mode de vie séculaire des juifs d’Europe de l’Est, mais sans volonté de jouer les reporters distanciés ou neutres. Si son objectif ne cache rien de la pauvreté, des conditions de vie spartiates, des coutumes, des rites religieux, des usages vestimentaires d’une communauté qui ne se doute pas encore qu’elle va être décimée, le traitement de l’image est celui d’un artiste pointilleux dans ses cadrages et audacieux dans ses photomontages, qui a su créer son propre langage pictural.

Avec ses plongées, contreplongées, portraits au plus près des visages, superpositions de négatifs (parfois jusqu’à cinq), découpages, agrandissements, la technique de Moï Ver confère à ses tirages un caractère hors normes : les scènes de rue, les jeux des enfants, les lieux d’études et de culte irradient une vitalité déjà captée sur le vif dans les gestes, les postures, les expressions, les regards, et démultipliée a posteriori par le traitement esthétique radical des images. Le peuple juif a beau s’appuyer encore sur ses traditions, il sait aussi s’adapter à l’histoire qui est en marche. Car Moï Ver documente la génération montante qui rêve de la terre promise en Palestine et se prépare à émigrer. Dans des communautés agricoles polonaises, les jeunes citadins s’adonnent avec discipline aux travaux des champs et à l’élevage ainsi qu’aux techniques de construction pour s’assurer d’une autosuffisance, une fois arrivés de l’autre côté de la Méditerranée.

Á partir de 1934, Moï Ver, devenu Moshe Raviv, s’installe lui aussi en Palestine, où il collabore avec des organisations sionistes. La créativité propre de l’artiste s’en trouve diminuée, l’homme étant désormais engagé dans le soutien à la création d’Israël et à son développement. Ses clichés illustrent dés lors des brochures, des journaux et des ouvrages de prosélytisme ainsi que des affiches de propagande pour des syndicats et fédérations de travailleurs. Ses affiches fleurent bon (ou pas) le réalisme socialiste soviétique, dans des formes géométriques et des contrastes de couleurs aussi primaires que les messages. Les années passant, Moshe Raviv finira par délaisser son activité de photographe et de graphiste, au profit du dessin et de la peinture. L’exposition se clôt sur ce retour aux sources, avec des toiles abstraites, colorées, mêlant modernisme et influences religieuses, mais décevantes voire inconsistantes.

Toiles aux antipodes donc de son percutant travail de jeunesse sur Paris, kaléidoscope complexe, passionnant et si inventif ; chaque image (issue de la superposition de différents négatifs) empile plusieurs réalités et peut ainsi donner vie à une nouvelle vision étonnante de la ville. Une ville animée, bruyante, énergique, une ville qui produit, construit et grouille de vie, jusqu’à l’excès. La surimpression crée le mouvement, une dynamique, dans une étrangeté artificielle mais au plus proche du ressenti de Moï Ver. Le réel est devenu une ressource comme une autre, flexible et docile. On ne s’étonne pas alors des nombreux clichés de matières brutes (feuilles, bois, béton, acier, verre) venus jouer, s’enlacer, s’opposer, contraster avec l’architecture de la ville, dans une réunion parfaite « de la structure et de la texture », chère au Bauhaus. Mais dommage que l’artiste décédé en 1995, sensible et inventif, n’ait pas su/voulu garder sur le long terme son indépendance et sa capacité créatrice.

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