The Waiter, 2018
Premier long métrage du réalisateur grec Steve Krikris
Le film a reçu deux prix au Thessaloniki Film Festival en 2018 et quatre prix au Hellenic Film Academy Awards en 2019
La crise grecque a provoqué un choc aussi inattendu que retentissant sur la production cinématographique du pays ; toute une génération de producteurs, réalisateurs et acteurs est née de cette descente aux enfers politique, économique et sociale. Avec des bouts de ficelle, de l’entr’aide et une incontestable solidarité, cette bande de contestataires insolents témoigne d’abord de la période dévastatrice qui a laminé la Grèce et ruiné ses habitants. Et critique dans le même temps au vitriol la déraison de l’époque avec des films perturbés et perturbants. Tous de se connaître, de se renvoyer l’ascenseur, de concevoir, tourner et jouer les uns chez les autres, pour porter cette Greek weird Wave, la nouvelle Vague grecque bizarre, apparue maintenant il y a presque dix ans. On y croise le précurseur, Pános Koútras, suivi du meneur Yórgos Lánthimos, de Yorgos Zoïs, Sofia Exarchou, Aléxandros Avranás, Athina Tsangari…, et évidemment, une équipe d’acteurs tout aussi engagés. On trouve ainsi dans ce Waiter Aris Servetalis et Yannis Stankoglou, futurs partenaires dans L’Homme de Dieu (réal. : Jelena Popovic, 2021), le premier, familier de longue date de la caméra de Lánthimos (Alps, 2011), et le second, de celle de Koútras (Xenia, 2014).
Rien de surprenant donc de se sentir en terrain familier avec ce premier long métrage de Steve Krikris, réalisateur né aux États-Unis de parents grecs. Formé au San Francisco Art Institute, passé par la publicité et le clip vidéo, le cinéaste cultive un flagrant talent esthétique : décors, lumières, cadrages, pas un plan n’est laissé à l’à-peu-près, au service d’un scénario sombre, anxiogène, aux dialogues minimalistes. Sans pousser aussi loin l’expérience que l’avait fait Yórgos Lánthimos dans Canine (huis clos familial expérimental d’une noirceur abyssale), Steve Krikris, tout aussi cliniquement, étudie de son côté le comportement d’un homme emmuré dans ses habitudes que l’inattendu vient percuter.
Reno est un trentenaire solitaire, serveur dans la plus ancienne pâtisserie d’Athènes. Ses journées, dévouées à son travail qu’il exécute scrupuleusement, répondent à un découpage extrêmement précis de son emploi du temps : lever, salle de bain, repassage de sa chemise, rangement au cordeau de l’appartement, trajet à pied vers son lieu de travail, retour en soirée, cirage de chaussures, lessives, dîner, coucher. Reno consacre son temps libre à la botanique et aux soins des plantes vertes qui ont envahi son espace, plantes qu’il dessine avec application sur des feuilles A4, alignées ensuite sur ses murs. Jusqu’à ce que dans l’appartement d’en face, s’installe un individu aussi louche que menaçant, « ami » du locataire précédent mystérieusement disparu du jour au lendemain, retrouvé refroidi par Reno un soir dans les poubelles du quartier.
Steve Krikris tient de longs plans fixes et silencieux pour exposer la routine du serveur dans son appartement cafardeux, obscurci par un camaïeu de vert venu des murs ripolinés et des végétaux innombrables. Le calme règne dans cet espace pétrifié et hors d’atteinte de la vie extérieure. Á l’exception de ce lieu sécurisé soigneusement fermé à clef, règnent, au dehors, le bruit, le fracas, la peur, la déception. Reno se tient très en retrait de ce tumulte, observateur indifférent des amours compliquées de ses clients et sage conseiller de son collègue qui rêve de tout lâcher pour un hypothétique ailleurs. Selon Reno, s’accommoder de ce que l’on a est le meilleur moyen d’accéder au bonheur, loin de la nouveauté ou des surprises qui pourraient engendrer des conséquences malheureuses, voire funestes. « Et puis, il ne sert à rien de partir, car on s’emporte partout soi-même », assène-t-il à son collègue. Mais le choc de la macabre découverte des restes de son voisin et la présence sur le palier du nouvel habitant suspect, perturbent les certitudes du serveur casanier. Où va mener cette intrusion, que Reno vit comme une expérience presque scientifique, dans le déroulé millimétré de son existence ?
Le réalisateur considère son trio de personnages, le serveur botaniste, « l’assassin sans nom » et sa fiancée, comme trois cobayes ; le long couloir froid où s’alignent de part et d’autre les appartements, dont ceux de Reno et de son voisin, a d’ailleurs tout du corridor angoissant d’une institution psychiatrique. Aucune donnée sur leur histoire, leur parcours, mais un plongeon tête la première dans les eaux troubles d’un jeu malsain. Les personnages s’épient, se tournent autour, empiètent même dans l’espace de l’autre : l’étrange voisin vient marquer de sa présence dérangeante la pâtisserie où travaille Reno, qui ne se sent plus en sécurité dans aucun lieu. L’homme a d’ailleurs jubilé de mettre sur la table, lors de leur premier dîner, des os à moelle et un plat de viande mijotée, dans un simulacre de cannibalisme qui terrifie le doux serveur. La fascination-répulsion de Reno pour le meurtrier et sa « petite amie », qui subit elle aussi l’emprise du pernicieux individu, le pousse, dans une tension palpable, à répondre à ses constantes provocations. La quiétude, la routine, l’ennui sont pulvérisés par la tentation inattendue de la transgression, de la brutalité, du désir, de la toute-puissance des instincts primitifs. Jusqu’au geste de trop : Reno pourrait bien à son tour dépasser la ligne rouge… Et de proie consentante, devenir le jouet incontrôlable de cette irrépressible pulsion de métamorphose.
Steve Krikris promène ses personnages dans d’extrêmes solitudes dont ils semblent incapables de s’extraire, sauf à en payer un prix exorbitant : Reno a répondu à cette opportunité soudaine de bifurcation qui se solde par une “sortie de route”. Étonnement, le jeune réalisateur semble mettre en garde contre toute velléité de s’extraire de nos petites habitudes tranquilles, rassurantes mais protectrices, qui tiennent à distance épreuves et désastres. C’est donc presque une interrogation existentielle qui se déroule sous nos les yeux, dont l’issue, fatale, traduit la noirceur de cette Greek weird Wave.
