Faillir être flingué

Roman de Céline Minard

Éditions Rivages, 2013

 

Comme des architectures rares, Céline Minard a bâti ses cinq premiers romans comme autant de genres et d’univers désaxés, très revisités : essai philosophique, science-fiction, roman médiéval, mémoires baroques, autoportrait apocryphe, tous sont charpentés selon le même commandement : la fiction, la plus barrée possible, et rien d’autre. Comme la narration est avant tout chez elle affaire de langue, fabuleuse, recréée voire totalement fantaisiste, le western devait bien, lui-aussi, un jour être reconsidéré, réinventé, passé au broyeur des codes et des poncifs.

L’auteur choisit de reconstruire le mythe de l’Ouest, un mythe des grandes plaines, où le partage d’un espace nouveau et de ses richesses détermine ce territoire : le lecteur parcourt les 326 pages du livre sans aucun repère temporel ou géographique, s’accroche à des personnages à peine esquissés, tous aimantés vers une ville en devenir qui n’a pas de nom. Magma originel, monde en formation, terrain de jeux où tout est encore possible, des cow-boys, des Indiens, des bandits s’observent, laissent des traces et lisent les empreintes des autres, se croisent, échangent, se volent, pour enfin construire l’esquisse d’une nouvelle société, où chacun aura sa place. Les chevaux, les calumets, des bottes, un archet passent de main en main, comme si les identités étaient encore bien floues ; les blancs scalpent, dorment dans des wigwams, les peaux-rouges organisent les funérailles d’une vieille pied-tendre, une Indienne sauve un médecin blanc qui a le sang d’une tribu  sur les mains, les hommes portent une robe à fleur et les femmes fument la pipe en jouant du Colt. Comprend qui peut !

De ces parcours singuliers, de ces errances, de cette énergie mouvante naîtront une histoire commune et une nouvelle identité. Campés sur une terre vierge et hostile, les personnages jouent leur survie dans une nature où tous les éléments sont signifiants et symboliques : car venir dans l’Ouest, c’est risquer, renaître, mais aussi être flingué.

En virtuose, Céline Minard explose une nouvelle fois la forme littéraire choisie en faisant coexister des tempos, des styles, des couleurs que l’on pouvait penser irréconciliables : le lecteur se fond dans le texte grâce à de longues descriptions de la plaine sauvage sans limite, au rythme très lent, contemplatif : « La plaine était devenue une masse unique, énorme. Bird eut brièvement l’impression d’être tombé d’un navire et de se débattre dans une eau verte et sombre dont il ne ressortirait pas…il entendit juste devant le front nuageux d’un gris profond qui courait vers lui aussi vite qu’un cheval au galop, le bruit sourd et rauque du tonnerre qui gronde avant d’éclater… nu dans la prairie dont les vagues lui arrivaient à la poitrine, Bird regardait venir sur lui une horde de sauvages … tourbillon de corps et de plumes pris entre la terre liquéfiée et le ciel bourré de rouleaux noirs. » Un vent de poésie parcourt toute la première partie du roman où se frôlent pionniers, voleurs de chevaux, Pawnees et Crows, les sens à fleur d’épiderme. Chacun a conscience d’oublier sa propre histoire, de revenir à la vie, d’ouvrir les yeux sur le matin du monde. Mais si l’auteur respecte malgré tout les grandes figures emblématiques du western (attaques de diligence, whisky, bagarres…), elle opère un léger décalage du genre qui glisse au fur et à mesure des pages, pour basculer dans une bizarrerie toute personnelle, matinée d’un regard très tendre sur ses personnages : pas l’ombre d’un piano mécanique au saloon, c’est une contrebasse qui joue avec les nerfs des cow-boys, les éleveurs délaissent le bordel pour les joies de la trempette et du savon dans l’établissement de bains, les rustres pionniers papotent philosophie, les Indiens sont pacifistes, et les braqueurs de banque portent des jupons pour amadouer leurs belles.

Faillir être flingué réussit le tour de force de mêler le folklore du western, une jolie fantaisie et une ode lyrique à la vie sauvage, comme si John Ford et Terrence Malick s’étaient entendus sur cette formidable aventure humaine, âpre et furieuse, comme le plus bel hymne à la liberté qui soit.