Si vous n’avez pas trop somnolé dans les amphis de Nanterre en cours de Fondements Historiques du Droit – première année -, l’énoncé du nom de Gortyne devrait allumer un phare dans la nuit, une lampe torche dans le brouillard, au moins une allumette sous le crachin. Ce cours était l’un des rares que l’on suivait sans bailler, heureux de quitter un moment les fiches de jurisprudence et les méandres de la procédure pénale, pour retourner tailler un brin de causette avec Hammourabi, les Hittites, Pharaon, Dîké, Aristote… Au contraire de Valéry qui est toujours capable, à l’heure qu’il est, de me commenter de mémoire les grands arrêts du Droit Administratif, avec une prédilection notoire pour l’arrêt dit du « bac d’Eloka », Société commerciale de l’Ouest africain, Tribunal des Conflits, 22 janvier 1921, sans substance hallucinogène ou ivresse caractérisée (private joke de bonne guerre), j’ai en ce qui me concerne appuyé sur la touche reset de ma mémoire vive et supprimé ces dossiers périmés. Hé bien oui, mais voilà, le disque a dû buriner dans le dur et l’info est restée tapie dans les couches basses du programme, bien sournoisement, en attendant son heure.
Gortyne et sa Grande Inscription ! La plus ancienne législation écrite d’Europe, la Loi des Douze Tables, datée de la première moitié du Ve siècle av. J.-C., miraculeusement conservée et déchiffrée, Moïse à côté peut remballer. Le premier fragment de ce Code de Lois a été découvert en 1857, par un coup du sort, car réutilisé par un paysan dans la construction du mur de la maison de son moulin à huile. Déchiffré en 1878, on s’aperçu que ce fragment de pierre plate gravée discourait d’un sujet assez inattendu pour un moulin, l’adoption… Français puis Italiens saisirent très vite la portée de cette découverte et des fouilles furent alors organisées dans les champs voisins, à la recherche d’autres fragments de pierres gravées. Et c’est en réalité un mur circulaire d’1,75 mètre de haut sur 9 mètres de long, couvert d’inscriptions, qui fût mis au jour : les règles de vie de la Cité étaient en quelque sorte placardées sur les murs de l’Assemblée du peuple, pour n’être ignorées de personne.
Cet Ekklesiasterion, fût transformé en Bouleutérion, puis en Odéon à l’époque romaine mais dura lex, sed lex, le Code de Gortyne traversa les siècles sain et sauf. Il est donc très émouvant de découvrir ce précurseur du Dalloz dans son emplacement d’origine, au fond de l’Odéon, derrière les gradins, protégé sous une structure en briques. La Grande Inscription ne couvre évidemment pas tous les domaines du Droit mais elle nous renseigne sur les pratiques de l’époque, les mentalités, les articulations d’une société : car ce registre des lois traite avant tout du Droit de la Famille (mariage, adoption, succession, héritage, donation, divorce), du Droit Pénal (cas d’adultère et de viol), du statut des esclaves plutôt bien protégés dans la Cité et de Procédure (la fonction de Juge et l’exécution de la sentence). Tous les commentateurs soulignent la grande modernité de la législation, la place faite aux femmes, la reconnaissance de certains droits aux esclaves, des règles justes, protectrices des plus faibles.
Le site de Gortyne se situe en Messara, à l’Est de Mirès. Contrairement à Phaistos et Agia Triada, les ruines y sont romaines, à l’exception donc de la Grande Inscription. Il s’agit du plus vaste site archéologique de Crète, d’une superficie de 400 hectares, sur les ruines duquel sont construits trois villages, qui ont englobé dans leurs constructions des morceaux de monuments antiques. Si vous arrivez par Metropoli, vous ne cesserez de freiner tous les 10 mètres pour observer les différents chantiers de fouille, les mosaïques, les colonnes et les pierres qui jonchent le sol, dans un indescriptible méli-mélo. On soupçonne vite que les habitants ne peuvent donner un coup de bêche dans leurs champs sans tomber sur des vestiges et des trésors archéologiques. Il faut souligner que le lieu est habité depuis le néolithique, que Gortyne succéda à Phaistos comme puissance dominante de la Messara, avant de ravir à Cnossos la place de capitale de la Crète romaine pour presque mille ans. On ne pouvait en attendre moins qu’une cité bénie des Dieux et berceau de Rois passés à la postérité : Zeus, métamorphosé en taureau s’acoquina avec Europe sous un platane campé sur les terres de la future cité, arbre tellement traumatisé par ce coït zoophile qu’il en restât tout vert, encore aujourd’hui ; de cette saillie naquirent Minos et son frère Rhadamanthe, fondateur supposé de Gortyne, parmi d’autres éventualités familiales (son frère, son fils…). C’est dans ces mêmes champs qu’un autre bovidé forniqua joyeux, cette fois-ci avec la Reine Pasiphaé, pour donner naissance au minotaure, dont le labyrinthe serait en fait tout proche, selon une croyance byzantine.
Si la tradition grecque chahute un peu ses Dieux et ses puissants, la tradition religieuse chrétienne est moins licencieuse… on raconte que l’apôtre Paul vint prêcher la bonne parole à Gortyne, et qu’il fit de l’apôtre Tite le premier évêque de Crète. C’est aussi dans l’amphithéâtre de Gortyne que furent martyrisés et décapités les Dix Saints (Haghioi Deka), perçus comme de dangereux perturbateurs, sur ordre de l’Empereur romain Trajan Dèce. Du passage de Paul et Tite, restent les ruines d’un magnifique bâtiment, que l’on a considéré indûment durant des siècles, comme la Grande Basilique de Tite. L’authentique basilique monumentale à cinq nefs, dévouée au premier évêque de Crète, se trouve en fait dans le village actuel de Metropoli, totalement détruite par un tremblement de terre, et il ne reste aujourd’hui plus grand’ chose à se mettre sous la dent.
Sur le même site que l’Odéon et la Grande Inscription, se dressent donc les vestiges d’une église du VIe siècle, appelée illégitimement « Saint-Tite », saisissante comme un décor d’opéra. Trois absides/chapelles latérales (?), comme sorties de terre en l’état se détachent sur le ciel ; devant elles, des pierres, des chapiteaux renversés, des colonnes à terre, comme accablés par la toute puissance de ce monument séculaire. Et c’est tout. Pourtant, je suis restée un long moment devant ce gardien d’un autre âge, cette porte du temps qui semble vous inviter dans son vortex, dans ses profondeurs arquées, sans trouver le passage très secret qui doit renvoyer les seuls initiés vers les splendeurs passées de Gortyne…