De quelle autre contrée rapprocher le Magne ? De Chios, bien sûr, pour sa minéralité, sa rusticité, son austérité, mais une Chios bariolée de vert, humide, coutumière des vents violents et des pluies d’hiver soutenues (sauf si, comme nous, vous passez entre deux dépressions). Á moins qu’il ne faille plutôt regarder vers San Gimignano, pour ses hautes tours de pierre bâties sur les collines. En fait, le Magne permet de concilier l’envoûtement des terres du Nord baignées de brouillard et secouées de rafales, avec une architecture rurale sévère et des habitudes claniques presque féodales, longtemps de mise en Toscane.
Le Magne est la péninsule centrale du Péloponnèse, ce long doigt escarpé, montagneux, dont la crête émerge à plus de 1000 mètres. De chaque côté de cette griffe acérée, les habitants se sont installés dans de tout petits villages resserrés, tassés, isolés, protégés par les châteaux et les forteresses. Le sol aride et rocailleux, lessivé par les pluies et le vent, s’adoucit en descendant vers la mer, jusqu’à ressembler parfois aux landes irlandaises. La région est sauvage, brute, pauvre, protégée par ses frontières naturelles, et totalement discordante de l’image « paradisiaque » que l’on se fait souvent de la Grèce.
Le Maniote n’est pas, en premier lieu, grec, il est avant tout le descendant des Spartiates – comprendre fier, libre, rétif aux envahisseurs et maîtres de tout poil. Après la chute de Sparte, un certains nombre de citoyens, plutôt que de reconnaître l’autorité des « souverains oppresseurs » se seraient retirés dans les montagnes du Magne, y faisant souche. Même les Ottomans se cassèrent les dents sur ce coin du bout du monde, qu’ils ne purent jamais totalement conquérir. Bien évidemment insoumis, réfractaires à un pouvoir central, les Maniotes se sont, des siècles durant, regroupés en famille, en faction, n’obéissant qu’à leur Protogéros, protégés derrière leurs hautes tours de pierre. L’absence d’organisation, de concertation, d’entente au sein de la région a favorisé la rivalité entre les clans locaux ; on affirme sa puissance en construisant des forteresses, des citadelles, épaisses, rectilignes, sans une once de fioriture ou de décoration (plus de huit cents au début du XIXe). Ces saillies souvent plantées sur les promontoires, protègent le clan et annoncent le prestige et la puissance de son patriarche. Excédées par la vendetta permanente, certaines familles Maniotes s’exilèrent en Corse au XVIIe… de quoi tomber de Charybde en Scylla… Repliés sur eux-mêmes, les Maniotes se sont construit une existence à part, qui fut difficile à concilier avec la notion d’État et les lois d’une société structurée, après l’Indépendance de la Grèce. Désenclavé, inscrit dans le développement du pays, le Magne se vide peu à peu de ses habitants, qui recherchent une vie moins difficile dans les grandes villes.
Aujourd’hui, les centaines de tours se dressent dans le silence, abandonnées, malmenées sous un climat hostile. Des villages entiers se sont tus, enveloppés d’un brouillard qui se déchire sous les assauts du vent. Le contraste est souvent abrupt, entre le golfe de Laconie, baigné de soleil, et les contreforts montagneux, prisonniers des brumes. C’est sans doute ce qui frappe d’emblée, lorsque l’on quitte Gythion pour rejoindre Aréopolis, porte d’entrée de cette autre finis terræ ; la douceur du bord de mer disparaît sous les ombres des montagnes, le ciel bleu se dérobe, les nuages bas voilent de gris le paysage, l’atmosphère se rafraîchit, les premières tours fantômatiques se dessinent… dans un décor que le roman gothique anglais ne renierait pas.