Ménélas n’a pas bonne presse : coincé entre son frère Agamemnon et les héros Achille ou Ulysse, le pauvre bougre en porte lourd sur la tête, raillé dans toutes les mémoires par Offenbach :
« Je suis l’époux de la reine, poux de la reine, poux de la reine : le roi Ménélas. Je crains bien qu’un jour Hélène, qu’un jour Hélène, qu’un jour Hélène, je le dis tout bas, ne me fasse de la peine, n’anticipons pas. »
Comment dire… l’image du roi de Sparte, valeureux, batailleur et sans tâche prend un sérieux tampon : cocu brocardé, benêt trop confiant, la gaudriole en berne, le pauvre gars n’a eu, dans La Belle Hélène que ce qu’il méritait, la fuite de sa femme sous les quolibets goguenards. On se demandait donc ce que Simon Abkarian, formé au Théâtre du Soleil, à tu et à toi avec Shakespeare, Euripide et Eschyle, allait chercher chez ce mari bafoué. La présence à ses côtés, sur scène, d’un joueur de bouzouki et d’un guitariste grecs, augurait d’un mélange suffisamment insolite pour foncer vers la gare du Nord. Pour ceux qui l’ignorent, le Grand Parquet tient de la roulotte, du cabaret d’un soir, d’une salle éphémère aux murs de bois, tendue de toile, où l’on s’entasse sur des quasi bancs bien durs (fesses callipyges recommandées) dans un joyeux bordel. Fi des constipés, le spectacle pouvait commencer.
La scène a tout de la taverne : une table, trois chaises, des verres épais et des petites flasques d’ouzo, éclairés par une guirlande de loupiottes, deux musiciens qui tirent en vrai sur d’authentiques clopes (pas de doute, nous sommes bien dans le XVIIIème un peu fumeux) en effleurant leurs cordes. Arrive un homme tiré à quatre épingles, le cheveu noir gominé, mais courbé, cassé, le regard balayant le sol, qui s’affaisse sur la dernière chaise, à leur côté. C’est Ménélas, à mille lieux de sa caricature, qui nous rappelle en même temps, tout de même furieusement, de par son physique, la stature et le rôle, la marionnette traditionnelle et populaire Karagheuz. Car durant une heure et demie, cet homme va parler d’amour, d’amour fou, comme un illuminé, un enragé, un être rongé, détruit par le plus violent poison qui soit. Ménélas vomit sa douleur, hurle son désespoir, maudit l’infidèle, l’insulte, foule aux pieds son souvenir. Et puis, de cette tragédie, émane aussi telle une onde furtive, une infinie douceur, l’évocation des jours radieux, un bonheur limpide et simple, la joie d’avoir été choisi par Hélène entre tous. Abkarian brise en deux ce roi, qui devient son propre contradicteur, oscillant entre la soif guerrière de vengeance dans une violence sans limites et son penchant naturel pour la vie, les plaisirs, la danse. Le verbe est rude, âpre, cru, et parcourt toute la gamme du tourment amoureux, du crachat à la supplique. Ménélas passe de l’acide sur ses plaies ouvertes en imaginant les ébats de sa femelle et du troyen, dans les détails les plus salés. Le public se défait alors en même temps que cet homme à terre, les yeux écarquillés devant ces visions exacerbées terrifiantes. Qu’importe que cet homme dément soit roi de Sparte ; cet abîme où il sombre est celui au bord duquel chacun déambule.
Pas étonnant que la prose d’Abkarian se mêle au chant des rues, à la mélancolie du bouzouki, aux plaintes grinçantes du rebétiko. La passion d’un homme pour une femme qui l’a quitté redevient contemporaine, et on ne sait plus qui danse, qui tournoie sur scène, souple et gracieux, un monarque guerrier ou un pauvre bougre largué du Pirée. On en demanderait d’ailleurs bien davantage côté musique, envouté par la voix de Grigoris Vasilas, qui malmène aussi son Ελενη, en écorchant ses cordes.
Et l’on voudrait que cela dure longtemps encore, pour s’émerveiller de ces rois tombés à genoux, de ces hommes qui dansent et chantent entre eux, sans honte de leurs larmes, comme des rhapsodes d’un autre temps.