Adam – Sortie française février 2020
Premier film franco-belgo-marocain de Maryam Touzani
Film présenté dans la section Un Certain Regard, au Festival de Cannes 2019 et multi récompensé par une trentaine de prix internationaux.
Curieuse idée de donner à un premier long-métrage, où les hommes sont aux abonnés (presque) absents, un titre éloigné de la tonalité très « féminine » qui imprègne tout le film. Pourtant, au regard de la subtilité et de la délicatesse des images de Maryam Touzani, ce choix étonnant mérite qu’on s’y attarde. Pour l’inconscient collectif, Adam est le premier homme, celui qui faute et mord au fruit de la connaissance, mais qui s’incarne aussi pour que l’histoire de l’humanité s’enclenche, avec une dimension quasi prophétique. Pour la réalisatrice marocaine, Adam est d’abord un personnage clef, un nourrisson venu au monde hors mariage dans une société intransigeante avec la morale. Il est surtout un lien entre deux femmes très dissemblables qui vont apprendre l’une de l’autre pour se reconstruire et avancer sur leur chemin de vie. Le déclencheur d’une renaissance.
Dans les ruelles étroites de la médina de Casablanca, la jeune Samia cherche un travail et un toit pour poser son sac. Son ventre bien rond ne reçoit que regards réprobateurs et fins de non-recevoir. Échouée au soir devant une modeste boulangerie-pâtisserie de quartier, elle voit une porte s’entrouvrir quand la propriétaire de la boutique, Abla, lui propose un lit pour la nuit. L’invitation se fait du bout des lèvres, mais un lien va se nouer entre la jeune fille laissée-pour-compte et la trentenaire revêche. Si Samia, avec ses joues pleines, ses seins lourds, son ventre rebondi incarne une féminité généreuse, un printemps fécond en devenir, Abla s’est emmurée vivante dans une austérité stérile. Elle se cache derrière les gris et marrons funèbres, quand Samia porte des caftans clairs, des vêtements aussi ensoleillés qu’elle. Le visage creux, le sourire absent, les paroles rares, Abla est minée par un veuvage très douloureux ; pour tenir la peine à distance, elle trime du matin au soir et consacre ce qui lui reste de temps à l’éducation stricte de sa fille de huit ans, Warda. La maison a tout d’un tombeau silencieux et lugubre.
Samia, qui a appris la pâtisserie avec sa grand-mère, trouve rapidement sa place dans la boutique. Et noue de tendres liens avec la petite Warda, fillette futée et facétieuse, ravie de trouver une camarade de jeux dans sa vie trop bien disciplinée. Maryam Touzani filme le rapprochement des deux femmes au travers des gestes du quotidien ; elles s’apprivoisent autour de la confection de gâteaux, du pétrissage d’une pâte à pain, des repas pris en commun, de l’entretien de la maison. Deux solitudes, deux femmes marquées par des blessures intimes qui se retrouvent dans leur condition et l’injustice qui leur a été faite. Abla n’a jamais fait le deuil de la perte de son mari ; la tradition l’a écartée physiquement de lui dès l’annonce de son décès, ne lui octroyant aucun moment d’intimité avec sa dépouille et lui interdisant même de l’accompagner vers sa dernière demeure. Samia, bientôt fille-mère, sait qu’elle n’a pas d’autre choix que d’abandonner son bébé après sa naissance, le préservant ainsi d’une vie de paria pour être né sans père.
La réalisatrice ne donne aucune explication à la grossesse de Samia ; on rappelle que les relations sexuelles hors mariage sont interdites au Maroc et passibles de prison. Elle scrute sur le visage de la jeune fille le rapport complexe qu’elle entretient avec son enfant à naître, mélange d’indifférence et d’émerveillement juvénile. Et capte ensuite la fascination d’une mère inexpérimentée pour cette nouvelle vie qui a jailli, et la révélation inattendue d’un instinct maternel tout puissant. Ce n’est donc pas un hasard si la réalisatrice a choisi de faire d’Abla et de Samia des femmes qui nourrissent avec générosité les autres de douceurs, de miel et d’amandes, nourriture réconfortante et consolatrice, issue de quatre mains fertiles.
Les nouvelles responsabilités n’ont pas déconnecté la jeune fille des joies et de l’audace de son âge ; Samia chante et danse, donne des avis tranchés, voudrait entraîner les femmes à manifester devant la minoterie du quartier pour la médiocrité de la farine, taquine Abla sur son amoureux transis sans cesse rabroué. Elle se désespère de la rigidité de la veuve mutique qui plie le linge au cordeau, aligne méticuleusement les couverts sur la table et rappelle chaque jour à sa petite fille que la discipline, la persévérance et l’effort sont les clefs de la réussite. Samia va réapprendre à Abla qu’elle possède un corps, des sens. Nulle ambiguïté, juste le réveil de ce qui avait été négligé. Dans une longue scène audacieuse, les deux femmes s’affrontent au sujet d’une chanson populaire que la boulangère refuse d’écouter dans la boutique. Samia ne cède pas, regimbe même effrontément, provoque une Abla blême de colère, jusqu’à l’entraîner de force dans une lente danse orientale. Contre toute attente, le corps d’Abla se remet en mouvement presque malgré lui, comme si une digue venait de céder. Plus tard, ce seront ses mains, guidées par celles de Samia, qui réapprendront à pétrir avec lenteur, intensité et sensualité le moelleux d’une pâte à pain dodue.
La cheffe opératrice (Virginie Surdej) éclaire chaque scène d’une manière feutrée et indirecte, comme une peinture d’un autre siècle. On ne sait plus si nous sommes au XXIème siècle à Casablanca ou dans le clair-obscur d’un tableau biblique. La caméra s’attache aux gestes immuables d’un artisanat sans âge, observe le monde intérieur et les silences des deux femmes. Rien n’anecdotique, d’approximatif, chaque cadrage millimétré ancre l’image dans une vérité intime qui va s’exprimer. L’attente, la retenue… jusqu’à ce que la lumière jaillisse – au sens littéral -, puisque le film s’éclaire au fur et à mesure que la vie revient dans la maison et que le petit comptoir de la boutique s’ouvre enfin sur le soleil et l’énergie de la rue. On gardera comme dernière image les visages radieux de Warda, Samia et Abla, réunies ensemble pour la préparation des pâtisseries de l’Aïd au son d’une musique entraînante, dansant dans les senteurs de miel et d’épices, sous une pluie de farine tombant des mains de la plus jeune dans les casseroles fumantes.