Une femme à la mer
Recueil de quatre nouvelles d’ Alexandre Papadiamantis (1851-1911)
Γυνή πλέουσα (1905), Οι μάγισσες (1900), Στο Χριστό, στο Κάστρο (1892) et Ο ξεπεσμένος δερβίσης (1896)
Traduction René Bouchet
Éditions Aiora Press, 2015
Voilà un curieux recueil de nouvelles qui, à première vue, n’a l’air de rien. Même s’il n’a pas la force et la singularité des Petites filles et la mort/ Η Φόνισσα, il mérite toutefois qu’on s’y arrête.
Alexandre Papadiamantis poursuit sans relâche l’étude des mœurs de la société traditionnelle de son siècle : dans une communauté rigide, où la religion impose souvent ses lois (comme c’est le cas sur son île natale de Skiathos), les héros de Papadiamantis s’offrent des dérapages pas toujours contrôlés. Ici, l’épouse d’un capitaine, en mer la moitié de l’année, noie sa solitude dans l’alcool ; trois femmes conjurent le mauvais sort qui s’est abattu sur leur vie en invoquant Hécate lors de rituels magiques ; un pope et une douzaine de ses paroissiens bravent l’hiver et la tempête pour aller porter secours à deux villageois bloqués par la neige ; enfin un derviche, sorti d’on ne sait où, apparaît et disparaît mystérieusement dans Athènes. Chacune de ces nouvelles raconte ainsi une chronique sans prétention, une anecdote locale, un petit moment de vie qui entend toutefois tenir le tragique à distance : pas de dénouement vraiment dramatique, de noirceur marquée, l’auteur s’offre une parenthèse dans le désenchantement où baignent généralement ses textes.
On retrouve dans ces histoires ce mélange de réalisme et d’humanité, marque de fabrique d’Alexandre Papadiamantis : s’il construit à partir de son vécu, il donne toujours vie à des personnages qui émergent de la masse, dotés d’une forte individualité. En conflit avec les coutumes, les traditions, le quotidien, les personnages s’affirment rebelles, marginaux, francs-tireurs. Ces égarés de la vie rencontrent la plupart du temps le mépris de leurs concitoyens, alors que l’auteur ne les juge jamais ; il offre bien volontiers sa compassion à ces femmes mélancoliques et affligées, qui, en cachette, communient à Bacchus ou à Séléné pour alléger leurs fardeaux.
La dernière nouvelle, le Derviche déchu, nous emmène à Athènes, sur les traces d’un énigmatique joueur de flûte enturbanné. Il synthétise à lui seul toutes les figure du réprouvé : il est musulman, vagabond, solitaire, sans-le-sou. Ce dénuement extrême fait de lui un paria, forcé de se réfugier dans le tunnel du métro alors en construction, pour combattre le froid et la pluie. Papadiamantis semble opposer cette figure imprécise et atemporelle avec la transformation bien réelle d’une capitale, en marche vers la modernité, à grands coups de travaux considérables.
Le « derviche » représente étonnement une figure mystique, quasi christique – l’auteur joue d’ailleurs sur des rapprochements sémantiques et s’interroge sur le rôle qu’il tenait dans son pays (derviche ? imam ? ouléma ?) : victime de l’injustice et du mépris des habitants du quartier, mais pétri de douceur, d’humilité et de miséricorde, il n’oppose aucune résistance à la vindicte populaire, cherchant son réconfort dans la musique : « En bas, au fond de l’abîme, une voix montait des profondeurs, comme un parfum, un souffle, une nuée, une complainte, une passion, une mélopée, portée sur le duvet d’une brise nocturne, s’élevant dans les rafales, accordant les vents, saluant l’univers, implorant l’infini, une voix virginale qui entonne les arabesques d’un chant funèbre, le sanglot d’un oiseau malmené par l’hiver qui aspire au retour du printemps ». Alexandre Papadiamantis se reconnaît sans doute dans cet homme pauvre, sans passé ni avenir, sans attaches, qui ne vit que pour son art.
Parfois aussi, un Pope courageux, généreux et droit, arrive à secouer l’apathie de ses ouailles pour une expédition risquée à la recherche de deux naufragés de la montagne. Le neige, les vents violents, les sentiers impraticables sont de vrais obstacles dans les nuits de décembre ; mais ces difficultés soudent aussi les personnages dans leur mission, couronnée de succès.
L’auteur se penche ainsi avec bienveillance sur les difficultés de ses personnages à trouver leur place dans la société, quand on est sensible, vulnérable, différent ou plus audacieux que les autres : il y a chez ses héros légèrement décalés un petit quelque chose en plus, qui nous les rend attachants et émouvants dans leurs épreuves.