La Salle de bal (The Balroom) – 2016
Roman d’Anna Hope
Traduction Élodie Leplat
Éditions Gallimard, 2017
Au début du XXème siècle, un rien suffit pour se retrouver cloîtré à l’asile d’aliénés de Sharston, dans le Yorkshire : pas besoin d’être forcément cinglé, schizophrène ou psychopathe, l’asile ouvre aussi ses portes, pour les boucler ensuite bien hermétiquement, à ceux qui disent… non. Non à un mariage forcé, non à l’exploitation des femmes dans les filatures, non à la misère, non à l’optimisme béat de la classe dirigeante. L’ordre social bien corseté de cette Angleterre rurale et figée ne supporte aucune remise en question. Tous les contradicteurs, loqueteux ou fortunés, se retrouvent internés sans leur consentement pour un temps incertain, au bon vouloir des médecins au mieux incompétents, au pire dangereux. De toute façon, n’importe qui deviendrait vraiment fou à rester piégé entre quatre murs et maltraité par le personnel, rustre et brutal.
Plus que tout, la bonne société scientifique anglaise reste méfiante devant une classe sociale qui entend exister et revendiquer un minimum de droits, à grand renfort de grèves et de manifestations : celle des plus démunis. Quelle réponse donner à cette partie de la population qui patauge dans la misère ? La Société eugénique, à laquelle appartient le jeune ministre de l’Intérieur de l’époque, Churchill, avance une théorie largement partagée alors : la pauvreté n’est en rien le résultat de problèmes économiques et d’un chômage élevé, elle est une tare héréditaire, une incapacité à se prendre en main. Que faire alors de ces gueux défectueux assimilés à des aliénés, des dégénérés ? Á Sharston, on penche pour la simple ségrégation, l’internement provisoire des indigents que l’on peut rééduquer par le travail, avec une nourriture saine, une hygiène de vie et la musique. D’autres, plus radicaux, préconisent ouvertement la stérilisation forcée pour contrôler la natalité des plus pauvres : empêcher les crève-la-faim de se reproduire et c’est la misère qui disparaîtra d’elle-même, pensent-ils…
La Salle de bal nous entraîne en 1911, au moment où la jeune Ella est traînée de force derrière les grilles de Sharston, pour avoir cassé une vitre de son usine. Considérée comme une rebelle aux pulsions violentes, elle tâte d’abord de la camisole dans les cellules d’isolement, avant de passer un an à travailler comme un forçat dans la buanderie de l’asile. Son chemin croise celui d’un autre « patient », l’Irlandais taiseux John Mulligan ; enfermé pour sa condition d’indigent, il creuse par tous les temps des tombes collectives anonymes, où l’on entasse discrètement les corps des mères célibataires et de leurs nourrissons, le péché ne devant pas laisser de traces… Les deux personnages se rencontrent un vendredi soir, lors d’un bal où se mélangent les patients les plus méritants de la semaine, comprendre les plus dociles. Á l’asile de Sharston, le médecin Charles Fuller est persuadé que la musique renforce l’efficacité des soins apportés, comme une échappatoire à la routine monotone des journées de travail. Le bal hebdomadaire sera surtout le lieu où Ella et John vont danser, s’apprivoiser, s’éprendre l’un de l’autre.
Pendant que les deux patients nouent une relation secrète, le médecin Fuller s’échine à comprendre le fonctionnement de ses patients, dans l’état des connaissances de la psychiatrie de l’époque, qui ressemble alors à une vaste mystification : on parle de crises de nervosité, de tares neuropathiques, de contagion hystérique de mère en fille, en assumant une misogynie prononcée (la lecture serait ainsi incompatible avec la composante psychique des femmes et provoquerait des dépressions chez les jeunes filles de bonne famille). L’obsession de Charles Fuller quant à la décadence de la Nation interroge en fait sur ses propres névroses et refoulements. Rien de pire que celui qui projette chez les autres ce qu’il ne saurait admettre chez lui-même. De John, Ella et Fuller, c’est le plus détraqué des trois qui porte la blouse blanche.
Le roman, assez classique dans sa forme, ne verse jamais dans le sordide ou l’explicite. Avec ce talent très anglais d’en dire beaucoup avec une économie de moyens, de suggérer au lieu de démontrer, Anna Hope réussit à imbriquer des personnages fictifs attachants avec la réalité historique. Parce que cet asile de Sharston doit beaucoup au véritable West Riding Pauper Lunatic Asylum (asile pour aliénés indigents du West Riding), où l’arrière grand-père de la romancière fut interné en 1909. De la salle de bal de cet établissement tentaculaire aux théories eugénistes qui prônaient la stérilisation forcée des « faibles d’esprit », et avant tout des pauvres, tout est vrai. Fort heureusement, Anna Hope donne vie à deux héros épris de liberté, deux insoumis qui parviennent à briser les carreaux des fenêtres qui les retenaient prisonniers.