Lorsque l’on passe à Bruxelles, on va saluer Magritte, à Amsterdam, Rembrandt et Van Gogh, à Ostende, Ensor et à Anvers, Rubens. C’est sans doute le seul attrait notoire de cette ville qui m’ait laissée de marbre ; quand on aime Le Caravage, Le Greco et Zurbaran, le pinceau de Rubens, et ses anatomies féminines grassouillettes dégoulinantes, paraît à la fois épais et excessivement surchargé. Ça ne se discute pas, question de sensibilité. Mais si vous faites partie du fan club, vous allez atteindre l’extase, Rubens s’ingurgite dans moult églises et musées.
Á tout seigneur, tout honneur, la maison du maître, la Rubenshuis, que l’on ne peut ignorer, au vu de la longue queue multilingue qui s’étire devant. Autant la demeure de Rembrandt à Amsterdam m’avait un peu émue (comme quoi…), autant celle de Rubens m’a assommée : nous avons réussi à nous glisser entre un troupeau d’Allemands bruyants et un groupe d’Espagnols moins sonores pour tenter de nous imprégner de l’ambiance mais peine perdue, le soufflé est retombé avant même d’avoir levé. Car, il reste très peu d’éléments d’époque, la demeure, intacte jusqu’au milieu du XVIIIesiècle, a été entièrement transformée depuis. Les seuls vestiges ayant gardé leur aspect original, sont le portique en arc de triomphe et le pavillon du jardin (comme le mentionne le guide papier de la Rubenshuis, mais comme semble l’ignorer le Routard). Quant aux toiles du peintre, elles sont disséminées dans le monde entier… il faut donc se baser sur quelques éléments restants pour tenter d’appréhender le lieu, qui transpire un peu le m’as-tu vu, oserais-je dire le bling bling d’époque. Explications : Rubens rentre à Anvers après un voyage en Italie ; à 31 ans, il est déjà peintre de la Cour, riche, reconnu, diplomate, homme d’affaire et représentant officiel de sa ville natale. Il lui faut donc une demeure à sa mesure, qu’il va agrandir au fil des années, agrémenter, parer, pour devenir une vitrine de son rang, de sa puissance, mais aussi un investissement ; galerie des sculptures antiques, collection unique pour l’époque de peintures italiennes et flamandes des XVIeet XVIIe siècle, portique de statues… la maison flamande austère devient « palazzo italien baroque » pour incarner les idéaux artistiques de Rubens et recevoir les Grands de ce monde. On est bien loin de la vision romantique de l’artiste nécessiteux, maudit et incompris ! Alors y a-t-il vraiment un intérêt aujourd’hui à franchir le porche d’une maison qui, hormis son architecture extérieure, n’abrite plus les œuvres ni le quotidien de Rubens ? Certes, les salles transformées préservent de beaux objets, quelques toiles des contemporains de peintre, mais ça sent tout de même l’artifice : lorsque l’on traverse la chambre à coucher, la lingerie, les pièces à vivre, il n’est nulle part clairement indiqué que Rubens n’a jamais pu fouler un tel agencement. C’est bien dommage et très limite.
Rubens doit une grande partie de sa bonne fortune à Nicolas Rockox (1560 – 1640), échevin et bourgmestre d’Anvers ; mécène, humaniste, collectionneur, il passe à Rubens d’importantes commandes pour les bâtiments les plus importants de la cité, l’hôtel de ville, la cathédrale, deux églises, mais aussi à titre personnel. La demeure de ce généreux protecteur est devenue un petit musée fort plaisant, la Rockoxhuis. Elle abrite aujourd’hui son importante collection privée et certaines pièces marquantes du musée royal des Beaux-Arts, fermé pour cinq ans. Les quelques salles sont agencées d’une manière chronologique, telles des Cabinets d’Art qui auraient traversé les siècles : cabinet d’art du Moyen Âge tardif, puis Renaissance, Baroque, pour finir sur une dernière salle consacrée au cabinet d’étude, où, aux côtés des peintures, il y avait place pour les petits objets, les monnaies, les bijoux, les gravures et les livres. La disposition des œuvres picturales ne ressemble en rien à l’accrochage d’un musée ; elles occupent tout l’espace disponible sur les murs, comme on le faisait alors, enchâssées les unes aux autres comme les pièces d’un puzzle. Nulle hiérarchie entre les Rubens, les van Dyck, les Jordaens, les Brueghel, et les petits maîtres. C’est à chacun de s’approcher et de faire de belles découvertes, même si le nom de certains peintres sont moins connus (ou pas du tout…). Le musée fait aussi la part belle à du mobilier de très fine facture, coffrets à bijoux, armoires, petits secrétaires, vaisselles. Même si on imagine que la demeure de Rockox n’est plus tout à fait conforme à ce qu’elle était du temps de son prestigieux propriétaire, on est immergé dans ce Siècle d’Or anversois, qui a vu s’épanouir les arts, les sciences et la culture. Avec une délicieuse impression de changer d’époque, d’être pris par la main par un érudit très éclairé, qui nous fait partager son goût pour les pièces rares, dans le cadre intime de son intérieur quotidien.