Comme celle de Bruxelles, la Grand-Place d’Anvers aimante les nouveaux venus : on y vient tâter le pouls de la cité, se familiariser doucettement avec l’architecture locale, humer l’air du temps après deux heures enfermés dans le Thalys, descendre une première Chouffe et se demander qui, de Brel ou de Baudelaire, a le mieux décrit ce ciel effondré, gris cendre, lourd comme du plomb, qui vous tasse les poumons. Si on ajoute un vent du Nord bien cinglant qui s’amuse dans les ruelles et vous soufflette les joues comme une bonne paire de claques, des chemins de pluie qui nous versent un jour noir plus triste que les nuits, on atteint le sommet de la félicité, la Flandre est fidèle à sa tradition : j’aurais croisé un bout d’imper’ de Simenon que ça ne m’aurait pas plus surprise que cela…
Vu que nous étions plongés dans une ambiance pas falsifiée pour deux sous, il était temps de lever le regard pour faire le point sur cette Grote Markt un peu triangulaire, bordée au fond par son Hôtel de ville (Stadthuis) et encadrée de deux séries de façades à pignons en gradins. Ces anciennes maisons des guildes marchandes, qui datent de l’âge d’or du commerce de cette ville portuaire (fin XVIème et XVIIème), témoignent de la richesse d’Anvers et du rôle majeur qu’elle a joué dans les échanges économiques ; on construit avec élan, vers le haut, en pur style gothique, puis Renaissance, et Baroque, on construit avant tout pour afficher sa puissance, son rôle social, épater les visiteurs ; le bâtiment civil comme marqueur de la domination matérielle. Á l’heure du déclin de Bruges (son avant-port, Damme, relié par un canal, s’ensable inexorablement), Anvers s’impose comme le premier port d’Europe, fonde la première Bourse de commerce, puis la première Bourse des valeurs, et accueille les compagnies commerciales de toute l’Europe, qui ont ouvert des routes maritimes avec le Brésil, l’Inde et l’Afrique. Alors, c’est à celui qui aura la façade la plus tarabiscotée, la plus haute, les fenêtres les plus ornées, telles des cathédrales païennes, au sommet desquelles se dressent toutefois les Saints protecteurs des Guildes (Tonneliers, Merciers, Drapiers, Arbalétriers, Tanneurs, Cordonniers…).
Entre l’Hôtel de Ville, lourd bâtiment sans charme de style Renaissance, et les fines demeures des négociants, se dresse une fontaine/statue de Jef Lambeaux*, très curieuse pour ceux qui ignorent la signification du nom d’Anvers en flamand, Antwerpen. Au-dessus d’une nymphe portant un navire sur ses épaules, un jeune soldat romain, Silvius Brabo, jette au loin la main du géant Druoon Antigoon (pléthore d’orthographes pour le patronyme de la terreur locale). Antigoon obligeait tout batelier naviguant sur l’Escaut à s’acquitter d’une taxe, au risque de se retrouver manchot. Brabo tua le géant et lui infligea à son tour son propre supplice ; il lui coupa sa grosse pogne, qu’il jeta dans le fleuve. Hand = la main, werpen = jeter.
On retrouve ce même Silvius Brabo devant la cathédrale, sur le « Puits de Quentin Metsys », forgeron de Louvain, qui orna le puits d’une très belle grille en fer forgée.
La légende est bien jolie mais totalement fabriquée. En réalité, le nom Antwerpen proviendrait plus sûrement de Aan de werpen, qui signifie « près des digues », ou de Aan’t wef, « près des chantiers navals ». La ville cultive pourtant le romanesque et décline la « main » comme emblème de la cité jusque dans les pâtisseries aux amandes, ces « Antwerpse handjes » que l’on trouve aussi en version chocolat.
* 1852-1908, sculpteur sulfureux pour l’époque, surnommé le Rodin belge