J’avais emmené dans les bagages le recueil de poèmes de Còstas Karyotàkis, Je veux partir, récemment traduit et édité par le Miel des anges. Dans l’avion, je feuillette l’ouvrage et tombe sur ces quelques vers :
« Ami, mon cœur désormais s’est fait vieux,
C’en est fini de ma vie athénienne…
Elle sera pour moi pays lointain,
Cette patrie de mes jeunes années. »
Je n’imaginais pas alors, certes sortis de leur contexte premier, à quel point ces mots seraient prophétiques.
Nous avions quitté Athènes il y a un an, la délaissant un peu pour la frénétique Thessalonique, aussi épuisante que fascinante. Nous avions bien remarqué que la capitale grecque attirait déjà une foule de visiteurs de plus en plus conséquente, mais que les investissements semblaient reprendre aussi dans le même temps (vieilles demeures enfin retapées, transformations d’immeubles désaffectés en hôtels, rachats de petits magasins fermés dans Psiri…). Si tout cela pouvait profiter aux Grecs, pourquoi pas. Naïfs que nous étions.
En débarquant le 3 juin, je n’ai pas ressenti ce lien qui me lie à Athènes depuis quinze ans, quelque chose c’est fissuré. Certes, le barbier a accueilli J-P pour sa coupe d’été avec le même sourire, le marchand de pistaches est toujours aussi avenant, mais… le Grec n’est plus la langue qui domine dans le centre d’Athènes. L’affluence touristique atteint un niveau que nous n’avions encore jamais vu et transforme non seulement la cité en Tour de Babel, mais entraîne la désappropriation apparemment inexorable des habitants de leur espace légitime. Les investisseurs étrangers (souvent chinois) ont racheté à tour de bras les appartements des Athéniens ruinés ou expulsés, pour en faire des cash-machines, louées en flux-tendu aux touristes asiatiques. La spéculation et les comportements de vautours font grimper les prix du mètre carré, rejetant les Grecs hors de certains quartiers (infos lues et confirmées par les locaux). Les ravages d’Airbnb et consorts (je ne comprends toujours pas pourquoi les capitales européennes n’interdisent tout simplement pas cet effroyable instrument à vider les villes de leurs résidents historiques) accélèrent la transformation d’Athènes. Les petits magasins de Psiri, rachetés, abritent aujourd’hui des bars, des restos à la mode…
Même les toits abritent désormais des restos… pas sympa pour les voisins !
Athènes semble devenir une capitale européenne “tendance”, très courue des Américains, des Russes, des Chinois et des Japonais, en transit quelques jours avant leur départ pour Santorin et Mykonos. Le contraste avec l’extrême misère qui frappe toujours bon nombre d’Athéniens (malgré les discours affligeants venus de Bruxelles sur la sortie de la Grèce du plan d’aide européen) est encore plus flagrant dans les petites rues qui jouxtent les quartiers branchés : les SDF et les camés couchés sur leurs cartons près des poubelles qui débordent, voisinent désormais avec le clinquant et les décibels d’une renaissance entièrement vouée au tourisme de masse. On ne parle même plus de fracture sociale quand coexistent sur cent mètres d’asphalte la misère absolue et l’étalage de richesses sans complexes.
Pour illustrer ce mépris envers les Grecs les plus pauvres et cette ancienne classe moyenne, laminée par neuf années de crise et exclue de cette reprise de l’activité dans le centre d’Athènes, juste quelques mots révélateurs avec le cas de la clinique sociale d’Ellinikón : créé en 2011 pour prendre en charge les habitants sans emploi et sans couverture sociale (7 400 patients au total suivis au quotidien), ce dispensaire autogéré s’est vu signifier son expulsion sous un mois (!) pour permettre le « transfert » des terrains qu’elle occupait (l’ancien aéroport) à des nouveaux investisseurs privés. Aucune proposition de relocalisation, de dialogue, de délais, « Ouste, dehors avec vos pauvres, n’entravez surtout pas la bonne marche du dépeçage des biens grecs par nos créanciers ! « . Mais les médecins ne se sont pas laissés faire : conférences de presse, manifestations, pétitions, mobilisation des journaux étrangers, pressions internationales… Le deus ex machina est venu d’où on ne l’attendait pas, de la Troïka. Visiblement, même la Commission européenne a estimé que ça faisait un peu désordre de virer un dispensaire comme un malpropre et que cela ne donnait pas une très bonne image des investisseurs… oui, on est loin d’une mesure où l’humain prédomine mais le gouvernement grec a dû annuler cette expulsion tant que la municipalité d’Ellinikón n’a pas trouvé de nouveaux locaux pour accueillir les patients.
Évidemment, nous nous sommes demandés si nous ne devenions pas un peu ronchons, un peu blasés pour ne plus voir d’abord les beautés de la ville avant son dévoiement. J’ai donc demandé aux blogueurs de longue date, aux amis profs de grec qui la pratiquent depuis plus de vingt ans, si leur ressenti faisait écho au notre. Hélas oui.
Alors, nous l’avons un peu fui cette Athènes-là. Une visite chez Politeia, une grande ballade dans Exarchia (qui pour le moment n’a pas l’air de perdre son âme), une enième visite au musée cycladique (parce qu’on ne s’en lasse pas), et c’est à peu près tout. Nous avons préféré prendre l’air à Sounion, visiter le monastère de Kaisariani, et découvrir le magnifique Centre culturel de la fondation Stavros Niarchos (on y reviendra).
En octobre, nous retournons à Thessalonique. Cette fois-ci sans remords aucun pour l’infidélité que nous ferons à Athènes.
PS : pour ceux qui veulent en savoir plus sur la situation actuelle de la Grèce (bien loin de l’optimisme béat des commissaires européens), allez lire l’excellent post d’Olivier Delorme : http://www.olivier-delorme.com/odblog/index.php?2018/06/23/928-grece-quatre-impostures-et-un-trompe-l-oeil