L’Inamour
Roman de Bénédicte Heim
Quidam Éditeur, 2022
Parce que sensible à l’excès, sujet aux convulsions, replié dans son monde intérieur, Constantin vit cloîtré dans la maison familiale, sans contact avec l’extérieur ni faire trop de bruit. Son père, intellectuel brillant, monopolise toute la parole de la maison, harangue, juge et condamne sévèrement à voix haute les êtres qu’il estime inférieurs ; sa femme, craintive et soumise, sa plus jeune fille, élève moyenne aux joues trop rondes, et le cadet Constantin, vilain petit canard dont la seule vue l’insupporte. Le père pontifie, sermonne, joue des mots comme de tranchants scalpels pour asseoir son autorité absolue. Le langage devient arme de destruction pour celui qui en maîtrise les subtilités, jouissant de sa dextérité pour terroriser et humilier les plus vulnérables : le pouvoir du verbe au service de l’amertume, du mépris, de l’exécration.
Mais qui ne dit mot ne consent pas toujours. Si le père se repaît de son pouvoir abusif qu’il exhibe avec esbrouffe, le fils garde précieusement pour lui la richesse orageuse de son monde intérieur. C’est un déferlement, un débordement, un déluge de mots qui traverse le jeune Constantin. Une longue et unique tirade frénétique raye le roman de part en part, sans prémices ni conclusion, comme un morceau choisi extirpé d’un monologue perpétuel ; la vie du jeune garçon « différent », n’existe qu’au travers de son langage, brut et indompté, craché sans retenue pour rendre compte de son quotidien.
Mais source avant tout d’interrogations, de rébellion, puis de dissidence absolue. Constantin donnerait tout ce qu’il possède pour être « comme les autres » : je fais tout à l’envers toutes les forces tout l’éclat sont rentrés et recrachés en démons baveux et tordus pas de beauté j’ai pas d’amis j’ai pas d’école j’ai pas de chance j’ai pas d’avenir… je suis pas la fierté de mes parents je suis que leur honte leur calvaire et leur calamité je mérite aucun amour personne a besoin de moi tout le monde a besoin d’être soulagé de moi personne est content que je sois né personne sait pourquoi je suis là je sers à rien je fais honte et peine à tout le monde… ». Il tente cependant par tous les moyens de satisfaire ce père-commandeur qui étend son ombre tyrannique et malsaine sur la maisonnée. Accroché à ses rêves de grandeur et d’excellence, le géniteur gave ses rejetons à marche forcée de références culturelles écrasantes et de modèles légendaires virils (empereurs, rois, conquérants, écrivains et musiciens boursouflés). Mais le monde de Constantin n’a rien à voir avec ce réel purement cérébral, désincarné et froid.
L’enfant, éponge émotionnelle, capte les plus fines nuances de son environnement. Connecté au visible mais aussi à ce qui est impalpable, il ressent, mémorise, intègre et analyse les subtiles variations qui frémissent autour de lui. Il voit ce qui est imperceptible aux êtres « normaux ». Sa différence n’est pas tant un handicap qu’une aptitude sans pareil à comprendre les émotions, lumineuses ou repoussantes, des autres. Impossible de mentir à Constantin qui scanne les mots, les gestes, les humeurs, les attitudes, les palpitations de tout ce qui l’entoure. Et qui restitue dans un fleuve de mots cette sensibilité épidermique exacerbée.
Bénédicte Heim réussit le tour de force de donner à son héros un phrasé juste, évident alors qu’il n’est qu’un maelström de sensations, d’une effervescence physique, d’une observation par des sens exaltés. Car Constantin goûte son espace, estime les gens, ressent l’injustice ou la joie par tous les pores de sa peau ; cet enfant qui parle à la lune consolatrice, fuit la dureté brûlante du soleil, décrasse la cruauté des invectives paternelles à la fraîcheur du vent. Il voit la beauté partout où elle se trouve, dans les feuilles d’un cerisier, les gestes doux d’une sœur protectrice, le bleu délavé des yeux d’un prêtre et la vitalité bondissante d’une petite voisine au rire cristallin.
Le témoignage de Constantin change de tonalité quand le père éloigne sa plus jeune fille dans une pension stricte, dont elle revient malade, physiquement et psychologiquement. « Papa » n’est plus qu’une simple lettre « p… », ou « le monstre », la langue se structure dans une nouvelle nécessité de communiquer à d’autres le calvaire de la sœur. Constantin s’échappe, par le verbe et dans le réel, en sortant de la zone strictement définie par la famille désormais honnie. Il s’affranchit du joug paternel, des croyances et des limites, pour aller à la rencontre de ceux qui vont l’aider à se reconstruire en lui apportant sans concession de l’aide et de l’amour. Et c’est un très jeune poète qui émerge alors des dernières pages, encore bien fragile, mais qui a miraculeusement survécu au conditionnement par le mystère salvateur des mots.