Broadway – Dancers in the dark

 

 

Broadway (2022)

Premier long métrage de Chrístos Massalás

 

 

Quel peut être le lien entre le haut lieu des comédies musicales made in US et une bande de pickpockets athéniens sans-le-sou ? Chrístos Massalás n’est pas grec pour rien et dans la lignée de la jeune génération de réalisateurs déjantés, il s’amuse à son tour du mélange des genres avec jubilation et adresse. Malgré un titre qui embaume le spectacle, la danse et les paillettes, le cinéaste prend le divertissement à contresens pour dénoncer le mirage d’une vie à la marge, dans un monde factice et illusoire.

La jeune Nelly, vague danseuse de pole dance en rupture de famille, avance sur le fil de la vie avec le goût du risque ; très douée pour se mettre régulièrement dans le pétrin, elle expérimente volontiers les plans tordus, avec la certitude qu’il y aura toujours quelqu’un pour la sortir du bourbier. Et c’est un escroc de petite envergure, Markos, qui l’extirpe de son night-club miteux pour l’emmener à … Broadway. Plus précisément dans un vieux complexe désaffecté d’Athènes au nom ronflant, mi-théâtre mi-cinéma, où vit un groupe de voleurs à la tire. Nelly apporte sa plastique parfaite et son petit talent de danseuse pour séduire les passants, qui se font alors délester de leur portefeuille par les gars de la bande. Mais, dans le repère des détrousseurs, un homme mystérieux termine sa convalescence, amoché et recherché par un caïd de la pègre qui règne sur la moitié d’Athènes. Entre Nelly et le fugitif, c’est le coup de foudre. Au grand dam de Markos.

Le scénario rocambolesque a la bonne idée de ne pas se prendre trop au sérieux. D’aucuns ont comparé Chrístos Massalás avec l’Almodovar de l’époque Movida, pour un goût commun de l’extravagance, du travestissement, des couleurs acides. Cependant, c’est de son compatriote Pános Koútras qu’il vaudrait mieux le rapprocher (Strella, Xenia, Dodo), en version moins kitch et plus noire. Car Massalás n’a pas la joie chevillée au corps ni le goût des fêtes débridées ; ses personnages portent en eux la mélancolie des hors-la-loi, bien plus paumés que flamboyants. Ils se terrent dans un lieu abandonné, crasseux, qu’ils laissent pourrir passivement, en regardant passer les hordes de cafards. Et tous de se prendre pour ce qu’ils ne sont pas ; des artistes, des durs à cuire, libres et hors norme.

À vivre dans un haut lieu de l’artifice, les habitants de Broadway se piègent eux-mêmes dans l’éclat du faux-semblant ; si Markos a carrément posé son lit sur la scène du théâtre éclairée par les projecteurs, tous de s’attifer avec les vêtements trouvés dans la réserve des costumes, d’improviser des shows pas très réussis, et de regarder le soir sur le toit terrasse les vieux films d’un cinéma d’un autre temps. Nelly se démaquille devant des miroirs brisés qui démultiplient son visage comme autant d’identités éclatées. Le refuge providentiel n’en est pas un, simple sas de respiration où il ne faut pas s’éterniser, sous peine de se fondre dans le mirage et de ne plus savoir qui l’on est. Mais la réalité finit toujours par s’imposer, brutale, cruelle, libératrice aussi.

Chrístos Massalás ne fait pas dans la nuance, hypertrophiant volontairement le drama des situations, l’exaltation des sentiments, parfois à la limite du grotesque. Les couleurs sont saturées, les contrastes de lumière intenses, l’énergie circule vite, alternant les scènes de danse avec les plans plus sombres d’un Broadway de pacotille. Le réalisateur, formé en Angleterre, possède une solide culture cinématographique et joue de ses illustres modèles ; le film noir, les comédies musicales hollywoodiennes et celles plus récentes des années 80’ fleurtent avec John Waters ou Roger Vadim. Le personnage le plus fantasque et lumineux du gang des vide-goussets n’est autre que l’étranger, le fugitif « sans visage », qui apparait à l’écran les traits cachés par des bandages. Pour être invisible aux sbires du caïd, il lui faut s’essayer à de nouvelles identités, d’improbables personnages nés des costumes du théâtre, mais sans succès d’abord. Jusqu’à ce que Nelly se charge de le magnifier en superbe blonde vêtue de cuir, haut perchée sur des talons, créature sublime dorénavant prénommée Barbara… ; se dissimuler en pleine lumière, se révéler là où personne ne l’attend.

Court ainsi tout le long du film le thème de l’émancipation, de la rupture avec les conduites répétitives et destructrices pour trouver sa propre vérité ; les pickpockets volent pour survivre, rackettés eux-mêmes par le gardien du vieux bâtiment, seul vrai salaud du film. Sans envergure, ils se cachent par peur, de leur penchant, de leur origine, de leur passé, de leur désespoir. Chrístos Massalás choisit pour les libérer la radicalité de l’incendie du théâtre, aussi réel que symbolique ; Broadway partit en fumée, ils devront tous cesser de fuir et affronter leurs démons, pour enfin trouver leur place.

Il est possible de se sentir perdu parfois dans ce patchwork un peu foutraque où le réalisateur abuse de la théâtralité. Mais il permet aussi d’aller piocher dans le film ce que chacun y cherche, de la réflexion sur le genre à la complexité des liens familiaux, du déni morbide à l’acceptation de soi, en passant par la difficulté d’abandonner les vieux schémas, plus plombants que salvateurs : un premier film fantasque et très personnel dont on garde, longtemps après, le souvenir d’une féline blonde aux yeux bleus, les épaules étonnamment carrées, marchant avec grâce dans les rues blanches d’Athènes…

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