L’Ombre du vent (La Sombra del viento – 2001)
Roman de Carlos Ruiz Zafón
Grasset, 2004
J’ai découvert un peu tardivement ce gros pavé de 660 pages traduit en 36 langues, qui a passionné plus de douze millions de lecteurs. J’ignorais si sa réputation flatteuse était ou non usurpée, je souhaitais juste me plonger dans une histoire consistante bien ficelée, construite autour d’un énigmatique Cimetière des Livres oubliés, dans la Barcelone d’après-guerre. J’étais très loin cependant d’imaginer la résonnance qu’aurait pour moi ce roman ; L’Ombre du vent est avant tout une déclaration d’amour aux livres, à ceux qui changent des vies en ouvrant sur d’autres mondes, d’autres possibles. Carlos Ruiz Zafón se promène de librairies anciennes en bibliothèques sans âge, refuges silencieux et intemporels qui isolent de l’hostilité du monde extérieur, et s’interroge sur le besoin irrépressible d’écriture des uns, qui modifie à jamais le devenir des autres.
« J’ai grandi entre les livres, en me faisant des amis invisibles dans les pages qui tombaient en poussière et dont je porte encore l’odeur sur les mains. » Au début de l’été 1945, Daniel Sempere est admis à dix ans dans la confrérie des Libraires anciens, en « choisissant » un livre dans une bibliothèque dantesque, caché au cœur de Barcelone, sanctuaire des ouvrages oubliés. Évidemment, pour ceux qui ont de l’encre dans les veines, ce choix est tout, sauf anodin ; c’est le livre qui attendait patiemment ce tout jeune lecteur, pour poursuivre une histoire commencée trente cinq ans plus tôt et jouer de nouveau les faiseurs de destins. Profondément bouleversé par ce roman, le jeune Daniel part sur la piste de son auteur, Julián Carax, porté aux abonnés absents entre Paris et Barcelone, et connu d’une seule poignée de collectionneurs et de libraires. Sans se douter un seul instant que mettre ses pas dans ceux de Carax va influer sur ses choix, modeler le cours de son existence et réouvrir dans le même temps tout un pan d’histoire espagnole bien sombre. « Parce qu’il s’agit d’une histoire de livres maudits, de l’homme qui les a écrits, d’un personnage qui s’est échappé des pages d’un roman pour le brûler, d’une trahison et d’une amitié perdue. Une histoire d’amour, de haine et de rêves qui vivent dans l’ombre du vent… » Et parce qu’il n’y a pas de hasard, Daniel, qui a l’âge d’être le fils de Julián Carax, va pendant dix ans non seulement remonter le temps, croiser ceux qui l’ont connu, enquêter sur sa disparition inexpliquée, mais aussi tomber sous le charme de la même femme, se heurter à ses mêmes ennemis, déambuler dans la même maison et vivre une première histoire d’amour aussi impossible que celle vécue par l’écrivain. Comme on est souvent aveugle au sens profond des choses que nous vivons sans les comprendre, ce lien déconcertant a bien entendu sa raison d’être, symbolisé par le voyage d’un étonnant stylo Montblanc, offert à Julián Carax à Paris, revendu à Barcelone, passé par les petites mains de Daniel Sempere, et enfin rendu… à celui qui l’attendait pour se remettre à écrire.
Carlos Ruiz Zafón possède une culture littéraire suffisamment solide pour emprunter, s’inspirer, pasticher, renvoyer à d’autres auteurs qui l’ont lui-même nourri. Ses personnages pourraient reprendre à leur compte la remarque du franciscain Guillaume de Baskerville, se promenant lui aussi dans une autre phénoménale bibliothèque : « tout tourne autour d’un livre qui tue, et pour lequel on tue ». Mais à l’opposé d’Umberto Eco, à l’érudition parfois hermétique, Zafón pencherait davantage vers le roman populaire, les rebondissements, les fausses pistes, le mélange des genres. Sa Barcelone tour à tour baignée de pluie ou de neige, fouettée par des vents frisquets, dessinée de ruelles, de passages voûtés, de vieux cafés gardés par des dragons de pierre, semble figée dans un autre temps. Elle est presque londonienne, cette Barcelone, alors toute disposée à accueillir une chasse aux indices autour d’un romancier disparu, dans un dédale de lacis sombres et brumeux. Elle est surtout assombrie par les années de guerre civile puis de guerre tout court, époques troublées où les êtres se révèlent, ce qui permet à Zafón de dépeindre une galerie de portraits truculents, tragiques ou effrayants. Il ose parfois grossir un peu le trait dans le pathos, il s’amuse des poncifs (l’écrivain sans le sou ne peut écrire que dans une mansarde minable de Saint-Germain car « Paris est la seule ville du monde où mourir de faim est encore considéré comme un art »), en rajoute dans l’angoisse à grands coups d’incendie, de crypte souterraine, de revenant défiguré… mais avec suffisamment d’agilité et de style pour que ça passe et qu’on en redemande. Parce que Carlos Ruiz Zafón est un vrai conteur, généreux en intrigues et en émotions, avec cette certitude chevillée au corps que la littérature est essentielle pour comprendre qui nous sommes et déchiffrer les signes qui balisent notre chemin.