Carol, 2015
Film de Todd Haynes
Adapté du roman de Patricia Highsmith (The Price of Salt – 1952)
Sortie française janvier 2016
À S B, encore que…
“It would be Carol, in a thousand cities, a thousand houses, in foreign lands where they would go together, in heaven and in hell.”.
Carol est une histoire d’amour obsessionnelle entre deux femmes que tout oppose (l’âge, l’expérience, la condition sociale, le caractère). Todd Haynes filme à la fois la fascination qu’exerce la personne aimée et désirée sur celle qui la regarde, une brève rencontre foudroyante qui change une vie – le destin des deux héroïnes bascule en moins de quinze jours – et une histoire d’amour contrariée par l’époque et son carcan moral.
L’Amérique des années 50 est alors une société figée, muselée, où la répression et la chasse aux sorcières vont bon train : violemment anti-communiste, le maccarthysme considère aussi les relations homosexuelles comme une menace pour le pays. La blonde Carol (Cate Blanchett), racée, classieuse, altière, et la jeune Therese (Rooney Mara), silencieuse et sensible, avancent sur le fil fragile d’une relation qui n’est jamais clairement nommée, puisqu’elle n’est pas censée exister : le film se lit donc davantage dans le furtif, l’allusion, le symbole, dans ce qu’il sous-tend plutôt que dans ce qu’il montre vraiment.
Todd Haynes utilise les couleurs et les objets comme autant d’indices d’une relation interdite, qui se doit de rester cachée. Comme le faisait Douglas Sirk dans ses films, le réalisateur choisit deux tonalités dominantes opposées, l’une chaude et ardente, le rouge, l’autre calme et froide, le vert. Les vêtements de Carol et de Therese alternent tour à tour les deux couleurs pour marquer celle qui, dans une scène, séduit, convoite, s’enflamme, pendant que l’autre lui répond sur un mode plus intériorisé, plus posé, plus prudent. Haynes insiste jusqu’à étendre même aux couvertures des lits les deux polarités : le rouge pour le désir non consommé, le vert, lorsqu’il est assouvi. L’ordre social, l’autorité masculine, le cercle familial, sont eux désignés par un marron éteint, ennuyeux et discret.
Les sur-cadrages, qui enferment les deux femmes dans des châssis de portes, des couloirs étroits, des fenêtres ternies, des carreaux salis de pluie, soulignent à la fois leur réclusion et l’impossibilité de faire voler en éclats les conventions sociales et les interdits. La ville et ses hauts buildings se reflètent dans ces vitres poussiéreuses, étouffant le besoin de liberté.
Leur rencontre pourtant va permettre d’exprimer leur singularité, leur refus du rôle habituellement passif dévolu alors aux femmes : Carol, qui maîtrise à la perfection les codes de sa classe sociale, aime en réalité les virées en voiture, boire la bière au goulot, se balader avec un revolver, et tenir tête à une palanquée d’avocats. Therese, qui préférait enfant les trains électriques aux poupées, lit, fait de la photo, passe les fêtes de fin d’année en solitaire et refuse d’épouser l’insipide et étriqué garçon qui lui court après.
Lorsqu’il est impossible de verbaliser clairement des sentiments, Todd Haynes utilise la bande son, qui chuchote ce que les deux femmes ne peuvent immédiatement avouer : quand Therese monte pour la première fois dans la voiture de Carol, leur dialogue anodin s’estompe au profit d’une chanson qui passe à la radio « You belong to me » (sic). Therese joue pour Carol au piano la chanson de Billie Holliday « Easy Living », lui offre le disque et le passe en boucle dans la première chambre qu’elles partagent ensemble. Que dit-elle ? « Living for you, is easy living. It’s easy to live when you’re in love. And, I’m so in love, There’s nothing in life, but you » (re-sic). Á la fin du film, séparée de Carol après des premières retrouvailles malheureuses, Therese s’ennuie dans une fête organisée par des gens de son âge à qui elle n’a plus rien à dire. En musique de fond, « No other love » – « No other love can warm my heart, Now that I’ve known the comfort of your arms… No other lips could want you more, For I was born to glory in your kiss, forever yours ». Therese ne va pas rester longtemps à se morfondre loin de Carol…
Si les deux héroïnes se révèlent peu loquaces, Carol reprochant même à Therese son mutisme, leur langage corporel s’exprime sans retenue : les sourires radieux qui ne s’effacent pas facilement, les longs regards appuyés, les yeux soigneusement baissés qui s’attardent discrètement sur une main ou un détail vestimentaire, les gestes ébauchés puis suspendus, révèlent une attirance mutuelle bridée. S’il est évident que le désir est partagé, le premier contact physique se fait attendre, assez voluptueusement d’ailleurs, à l’image de Therese respirant le parfum de Carol dans son cou, sans oser encore l’embrasser.
Même les personnages obligés d’intervenir dans cette histoire sans paroles de par leur fonction, sont incapables d’exprimer les choses par leur nom. Lorsque le mari de Carol entame une procédure légale pour obtenir la garde exclusive de leur fille dans le cadre de leur divorce, il est presque risible de suivre les circonvolutions de langage des hommes de loi, embarrassés d’écrire noir sur blanc la raison exacte de cette séparation. Les périphrases, les allusions, « people like that », « women like you », entretiennent les illusions d’une société conservatrice pudibonde, qui craint de se salir la bouche en désignant les « déviants ». Les parias sont priés d’aller faire soigner leur « maladie honteuse » discrètement chez un médecin (Carol choisira un psychanalyste, perçu donc par sa belle-famille comme un charlatan), et surtout de faire profil bas.
Les dialogues entre les personnes ont eux-mêmes des sous-textes que l’on ne perçoit pas forcément au premier visionnage du film, mais qui prennent tout leur sel au second. Therese, à qui son petit ami fait miroiter au tout début du film un voyage en Europe, lui répond : « It’s too cold, I can’t think straight (double sens) ». La vraie raison de son refus à s’embarquer avec lui, inaudible pour l’amoureux transi, est clair pour le spectateur : incompatibilité sexuelle.
Le tout premier déjeuner entre une Carol franchement déterminée et une Therese déjà sous le charme mais intimidée par la sophistication de la blonde fatale qui lui fait face et un sentiment qui la dépasse un peu, est un savoureux pas de deux ; les deux femmes, chacune dans leur genre, jouent la carte de la séduction, se mesurent, osent des questions étonnement personnelles, estiment leur chance que le coup de foudre qu’il leur est tombé dessus soit partagé. Tout cela en respectant les codes et la bienséance. Cate Blanchett, qui en rajoute dans l’affectation et les intonations maniérées, peut glisser avec un sourire carnassier à Therese « I’m starved » en la regardant fixement. Ce ne sont pas ses œufs pochés et ses épinards à la crème qui pourront rassasier cette faim de loup revendiquée…
Plus ambigu, cet échange téléphonique à la suite d’un après-midi passé au domicile de Carol, perturbé par l’arrivée soudaine du futur ex-mari. Énervée par une énième dispute, la quadragénaire a passé ses nerfs sur l’émotive Therese, à coup de sentences lapidaires. La jeune femme bouleversée accepte les excuses de son interlocutrice, avant de lui glisser « I want to know… I think. I mean… to ask you… things. But I’m not sure you want that ». Pour la première fois vulnérable, Carol murmure un très douloureux « ask me… things… please ». Thérèse veut-elle en savoir plus sur la vie conjugale ratée de cette femme en apparence privilégiée, ou bien sont-elles déjà passées à un autre sujet, plus intime ? Carol raccroche rapidement après cette phrase qui sonne déjà comme un aveu.
Un ami de Therese, qui regarde Sunset Boulevard pour la sixième fois, lui explique qu’il faut être attentif au décalage qui peut exister entre les dialogues et les vrais sentiments des personnages, inavoués ou inavouables, pour comprendre les subtilités d’une histoire : Todd Haynes donne ainsi lui-même l’une des (nombreuses) clefs de lecture de Carol.
PS : très impressionnant et passionnant travail autour du film in Le Portail des Lettres classiques : ICI