Soulages au Louvre
Salon Carré du Louvre
Jusqu’au 9 mars 2020
Pour les quatre-vingt dix ans de Pierre Soulages en 2009, le Centre Beaubourg avait organisé une rétrospective mémorable d’une centaine d’œuvres, permettant aux néophytes comme aux experts de parcourir les soixante-trois ans de carrière du peintre. Venue en ricanant, j’en étais sortie retournée, bouche bée. Rien à voir avec, comme je l’imaginais benoîtement, une quelconque bravade conceptuelle, voire un jusqu’au-boutisme d’artiste rétréci, le monochrome noir fut pour moi une vraie révélation.
Dix ans plus tard, c’est le Louvre qui salue le centenaire de Soulages et sa longévité de création, au travers de quelques pièces retraçant son itinéraire de 1946 à nos jours. Loin de la profusion de toiles du Centre Beaubourg, le musée le plus visité du monde n’a concédé au peintre que l’espace du salon Carré, et c’est bien peu. On peut déplorer aussi l’absence de signalétique qui permettrait aux visiteurs de trouver rapidement l’entrée de l’exposition, située à droite de la Victoire de Samothrace, au premier étage. Enfin, il est bien difficile de s’immerger dans l’univers de Soulages, qui demande un peu de calme et d’abandon, quand des troupeaux de touristes bruyants traversent le salon pour se rendre dans l’aile des peintures italiennes. Il aurait été plus judicieux de trouver un espace moins « passant » pour offrir à l’aventure picturale de Soulages une atmosphère silencieuse.
Ces réserves posées, l’exposition fait œuvre de pédagogie en indiquant clairement les différentes étapes d’un parcours, qui semble alors étonnamment cohérent et fidèle à des fondements établis par lui il y a plus de soixante-dix ans : abstraction, minimalisme, omniprésence du noir. Du brou de noix brossé sur du papier au goudron répandu sur des morceaux de verre cassés, du noir huileux raclé sur des fenêtres de couleurs à la déferlante outrenoir qui submerge totalement les toiles, des aplats aux jeux d’épaisseur et de matière, il apparaît comme une évidence, rabâchée par les critiques d’art patentés mais tellement incontestable, que Pierre Soulages n’est pas le peintre du noir mais celui de la lumière.
Mes peintures ont d’abord été appelées Noir-Lumière, désignant ainsi une lumière inséparable du noir qui la reflète. Pour ne pas les limiter à un phénomène optique, j’ai inventé le mot outrenoir, au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir ; outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir.
Aussi étonnant que cela paraisse, le noir est chez Soulages un émetteur de clarté : nul besoin de jouer sur les contrastes de couleurs pour allumer une peinture, puisque les toiles monopigmentaires sont riches de lumière, réfléchie par la pâte charbonneuse. Et paradoxalement, si le spectateur accepte de s’oublier, de plonger son regard dans ces vastes étendues ténébreuses, de ressentir longuement cette splendeur, la magie opère alors et des couleurs apparaissent fugitivement avec des gris argentés, des bleus indigos, des bruns rouges, des verts profonds. Car le peintre alterne, sur un même support, le mat et le brillant, les stries à la brosse, les aplats à la lame, les saignées, les entailles, les reliefs, comme une géographie minérale, un magma basaltique figé. Ces surfaces façonnées, organisées, travaillées en relief, opposent les pleins et les creux, les crêtes et les ornières, selon un rythme qui capte ou refuse la lumière.
Ce que l’on voit devant mes toiles, c’est de la lumière transformée, transmutée par le noir. Il s’agit d’une lumière qui vient du mur vers celui qui regarde. Du coup, l’espace de la toile n’est plus sur le mur, comme dans la peinture traditionnelle, ou derrière, comme dans une perspective, il est devant.
L’exposition du Louvre permet, au travers d’une vingtaine de pièces, de ressentir la droiture, l’élégance d’un artiste qui creuse toujours plus loin le même sillon ; l’homme qui aimait enfant les grandes étendues désertiques, les plateaux des Causses et du Larzac, trouve avec ses immenses toiles un terrain d’expression sans limites. S’il choisit la voie d’une peinture ascétique avec des moyens qui peuvent d’abord sembler limités, il réussit cependant à créer une expression forte, une émotion décuplée. Légendées par leurs seules dimensions, ses toiles ouvrent le champ des possibles : il n’y a rien à raconter sur mes tableaux, il y a à ressentir ».
Pour en savoir plus, remarquable numéro hors série du magazine Beaux Arts, « Les 100 ans de Pierre Soulages », 10 €.