Athènes – Disjonction (Disjunction – 2014)
Textes et photographies de Christos Chryssopoulos
Traduction d’Anne-Laure Brisac
Éditions Signes et Balises, 2016
En 2014, le site et webzine Unidivers accueille l’écrivain, plasticien, photographe, critique, traducteur, Christos Chryssopoulos pour le projet « Disjonction » : « Arpentage de la crise grecque à travers le présent d’Athènes, ville historique, cœur de l’Europe mais ville palimpseste saisie dans son étrange état d’homéostasie par un voyeur/voyageur enraciné, « Disjonction » fut ainsi pensé en tant qu’ensemble – un texte/une photo – publié à un rythme bimensuel. »
Les Éditions Signes et Balises publient dans la foulée vingt-six textes et une trentaine de photos pour garder trace de ce travail, exposé, entre autres, au MUCEM, puis dans des musées finlandais. Même avec un argumentaire plutôt jargonnant, le projet de départ était alléchant : une ballade athénienne (ma ville choisie tant aimée !), des instantanés, des courtes histoires pour raconter une mégalopole blessée et son incroyable capacité de résilience. On espérait bien que Christos Chryssopoulos, en arpenteur régulier d’Athènes, saurait capturer l’inattendu, le déconcertant, et donner des angles de vue décentrés, pour une meilleure compréhension des défis qu’Athènes doit chaque jour relever. Qu’il saurait en saisir, par le texte et la photographie, toute sa spécificité, sa singularité, ses grands écarts entre un passé fabuleux et un présent cabossé, son indiscipline, sa folie, sa difformité, sa bouillonnante énergie. Mais là où j’attendais du charnel brûlant, ne règne en fait que de la théorie toute platonique.
Il n’est pas toujours évident de se sentir à l’aise dans l’univers de Chryssopoulos (réserves déjà énoncées ici), qui semble refuser de partager avec générosité, humanité et clarté ses émotions. Il reste un intellectuel sec, un esprit analytique qui manie des concepts, dans une observation distanciée, froide et désincarnée. Ce qui aurait pu être un « reportage », un « documentaire », une alliance réussie entre l’image et l’écrit tourne vite à vide. Les photos pourraient avoir été faites n’importe où, Christos Chryssopoulos s’arrêtant dans ses déambulations sur des objets anodins, d’un panneau horaire d’autobus fondu à une branche de palmier cassée, des fauteuils abandonnés à une chicane en plastique, d’un cône de chantier à une poubelle déglinguée. Et les textes pourraient tout autant s’appliquer à n’importe quelle grande cité au riche passé culturel, saignée par des années de crise politiques et économiques, de Beyrouth à Buenos Aires…
Il y a bien un fil conducteur implicite, l’objectif de montrer une ville déréglée, désorganisée, fracturée par la faillite d’un système (on peut saluer le fait que Chryssopoulos ne fasse aucun voyeurisme avec la misère humaine qui pourtant s’étale à longueur de trottoirs, même dans le centre touristique), qui dans le même temps, parvient à rester debout, à contenir son délabrement, pour trouver une forme de détachement, d’endurance silencieuse.
Mais l’auteur semble plus intéressé par l’analyse du tissu urbain, la dialectique du territoire, la délimitation des espaces, les labyrinthes de circulation, le rétrécissement sur elle-même de la ville qui emprisonne ses habitants, que par l’humain, qui reste aux abonnés absents. Athènes devient un vaste terrain de jeu, dont on peut dire à peu près tout et son contraire (« Athènes ne se soucie pas de son historicité » – p. 21, « la ville est le jardin de la mémoire » – p. 35), elle est tour à tour « indisciplinée, tordue, trompeuse, anarchique, frénétique, silencieuse, dure, surprenante, arythmique, contradictoire… » : dans cet inventaire à la Prévert, on se demande où l’auteur veut en venir. Á lui, comme à l’accoutumée : « quand je parle d’Athènes, en réalité c’est moi-même que je décris comme un son en mouvement… je demeure un nom que je suis seul à connaître ».
On finit par se demander si Christos Chryssopoulos qui erre en solitaire dans la ville, ne cherche pas vainement un peu de poésie dans ce fatras, sans jamais oser l’exprimer clairement. Cette interrogation m’est apparue avec une image qui revient par cinq fois, une chaise oubliée au milieu de nulle part, qui aurait dû accueillir un individu désormais absent. La crise, la dérégulation, la disjonction ont séparé les deux moitiés indissolubles. Et ces instantanés « incomplets » m’ont ramenée vers le Berlin de Wim Wenders, ville meurtrie par excellence ; on y retrouve ce même fauteuil dans le no man’s land de la Potsdamer Platz, où vient s’asseoir parfois le vieil Homère (tiens tiens !), qui taquine la muse et remue ses souvenirs de jeunesse. Et puis, page 47, Chryssopoulos de souligner « d’un seul coup on a le sentiment que le monde autour de soi est devenu transparent. On entend les pensées des autres entre les parois de son crâne ». Je n’aurais pas imaginé Christos Chryssopoulos en ange déchu de ses ailes, qui n’a toujours pas tenté de poser sa main sur l’épaule de ses contemporains…