Ces quelques instants de grâce arrivent quatre ou cinq fois par an, guère plus : à pratiquer une ville à outrance, on finit par ne plus rien voir, ne plus rien ressentir, stigmatisant sans relâche les défauts inhérents à toutes les capitales européennes : on a pour Berlin, Londres ou Rome les yeux de Chimène, mais on étrille furieusement Paris, parce qu’on y vit (mal) au quotidien, qu’on y travaille (trop) et que ces disgrâces finissent par l’emporter sur ses charmes. Surtout parce que l’on oublie bien souvent de lever le regard, de prendre son temps, de la contempler tel un visiteur qui la rencontrerait pour la première fois.
Il suffit parfois de bouleverser ses habitudes matinales pour que votre cité vous offre un joli moment, inattendu mais juste-à-propos, comme pour vous récompenser d’être sorti de vos sentiers rebattus. Bien m’en a donc pris ce matin d’être arrivée par le Palais-Royal et d’avoir traversé son jardin, pour éviter le bruit et la fureur de l’avenue de l’Opéra, mugissante dès potron-minet. Le Conseil Constitutionnel, la Comédie Française, le Conseil d’État et le Ministère de la Culture ceignent ce grand rectangle de verdure, que l’on traverse après s’être fait décoller la rétine par l’attentat visuel du damier des colonnes de Buren, fichées dans la cour d’honneur.
Mais ensuite, on déambule sous les arcades comme dans un cloître, le silence troublé par le jaillissement de l’eau de la fontaine du bassin. Paris est définitivement pour moi une ville de l’hiver, doucement révélée par cette lumière laiteuse des aurores frileuses. L’humidité de la Seine toute proche baigne souvent les bâtiments du quartier d’un voile brumeux, à peine dissipé par les premières lueurs du jour. Les quatre doubles rangées de tilleuls, pas encore totalement dégarnis, allument d’ocre et de vert pâle la lactescence des façades rectilignes, humides du crachin matinal.
Et au beau milieu du jardin encore tranquille, le visage de l’ami Cocteau est apparu en noir et blanc, comme sorti de chez lui pour humer l’air du temps.
Pour saluer l’anniversaire de sa disparition, quelques photos du poète ont été disposées sur un support rectangulaire*, évoquant ses années passées ici, côté Montpensier, et ses fenêtres qui s’ouvraient sur le Palais-Royal. Il ne s’agit en aucun cas d’une vraie exposition qui nécessite le détour mais d’un plaisant clin d’œil qui ravit les coctaliens, lorsqu’ils s’y cognent par hasard. Toutes les photos sont connues, rien de bien nouveau mais la rencontre donne l’impression de croiser un vieil ami, de retour en son royaume, après une trop longue absence.
* Jusqu’au 12 janvier 2014