Dieu leur dit (Τους Τα Λέει Ο Θεός – 2002)
Roman de Sotiris Dimitriou
Traduction de Marie-Cécile Fauvin
Quidam Éditeur, octobre 2023
Une existence tient parfois à peu de chose ; les quelques kilomètres d’une frontière invisible, tracée en 1913 pour trancher en deux l’Épire – région orthodoxe et hellénophone coincée entre l’Albanie et la Grèce, – ont changé le destin d’un peuple devenu soudain, pour moitié, des citoyens de seconde zone. Bienheureux les Épirotes du Sud, Grecs bon teint nés du bon côté. Déchus ceux du Nord, prisonniers d’une Albanie stalinienne totalement verrouillée jusqu’à la mort de son dictateur en 1985. Lorsque s’ouvre le rideau de fer parfaitement infranchissable sous la poigne d’Enver Hodja, les Épirotes du Nord tombent de Charybde en Scylla ; longtemps rabaissés et emprisonnés dans des camps de travail par les Albanais, ils sont pris de haut par leurs frères grecs du Sud, tout aussi méprisants.
Dieu leur dit rassemble dans les montagnes de l’Épire du Sud les ouvriers d’un chantier de construction, au long d’une journée pluvieuse ; le mauvais temps les tient reclus au rez-de-chaussée d’une maison inachevée, prétexte à des récits, des échanges, des prises de bec et des réconciliations. Ils montent la bâtisse d’un gars du coin revenu d’Allemagne pour finir ses jours au pays dans la solitude et ses souvenirs. Le chantier réunit des Grecs, des Épirotes du Nord clandestins, d’autres vivants de façon régulière en Grèce, un Valaque d’Albanie et un îlien de Corfou. Ils sont maîtres d’œuvre, maçons, tailleurs de pierre, manœuvres, petites mains, coincés malgré eux dans un huis clos étouffant mais salutaire ; cette parenthèse de désœuvrement les amène à se raconter, à partager pour la première fois leurs expériences de l’exil, les difficultés du retour, les tentatives de passage en terre grecque et la mort de ceux qui n’en sont pas revenus, l’espoir d’une vie sans oppression et le remords d’avoir abandonné en Albanie les plus vieux et les plus fragiles. La libération se fait par la parole, le chant et la danse, socle commun à toute l’humanité, que l’on soit du Nord ou du Sud.
Sotiris Dimitriou redessine le patchwork de cette société grecque ségréguée, qui, dans les années 2000, peine toujours à intégrer ceux revenus des geôles, des mines de cuivre, des salines et des camps albanais… quand ils y ont survécu. L’un des personnages du roman, Épirote du Nord passé au Sud, de s’écrier douloureusement : « Ici ou là-bas on s’est toujours attiré que vot’ mépris… même pour les meilleurs d’entre vous on n’est que des traîne-misère des riens-qui-vaille… on a des mères nous aussi on est pas nés dans les chênes. Là-bas ils nous traitaient d’enculés de Grecs. Ici on n’est plus que des Albanais. On est du même sang crénom. »
L’auteur redonne dans ces pages ses lettres de noblesse à une langue trempée dans la terre de l’Épire, dialecte rural coloré et imagé, expressif, pétri de dictons frappés au coin du bon sens et de tournures étonnamment complexes, voire archaïques, à la ponctuation minimaliste. Chacun de s’exprimer dans un discours direct rude et rutilant à la temporalité malmenée, au rythme chaotique d’une mémoire encore à vif des souffrances endurées ; pas le temps de mettre les formes, les mots sortent sans respiration, comme dégorgés brutalement d’avoir été trop longtemps tus. La langue est le vecteur collectif d’un vécu unique, d’une histoire tragique, d’une attitude héroïque face à l’adversité, marqueur des particularités d’un territoire en marge d’une Grèce unifiée par la langue officielle.
Ces hommes parlent d’abord avec distance, ironie et bravade, avant que les heures, la fatigue et l’alcool ne les poussent dans leurs derniers retranchements. Le déracinement, l’exode, les amours déçues, la dispersion des familles (au mieux de « l’autre côté », au pire en Allemagne ou aux États-Unis) n’ont pas apporté la nouvelle vie et les satisfactions escomptées. La peur n’a pas quitté les Épirotes du Nord, traumatisés par les persécutions d’Hodja, puis régulièrement expulsés par la police grecque qui les traque ; « faune d’Albanie, bande d’importés… » les injures pleuvent. Ce rejet les renvoie à une incommensurable solitude, à des chagrins jusqu’alors réprimés. Certains en deviennent nostalgiques de cette terre natale pourtant honnie, comme si le bonheur s’enfuyait quand ils le pensaient à portée de main : vague à l’âme, mal du pays… « passe encore la semaine, tu courbes l’échine t’avales ce que t’avales la journée passe. Mais le dimanche c’est le grand vide et y a rien qui le remplit. C’est là que le cafard et le fiel remontent ». Culpabilité d’avoir laissé les villages se vider, de savoir les plus vieux seuls, d’être un Grec errant entre deux mondes manifestement irréconciliables.
Excepté le temps d’une pluie d’hiver, quand il est possible de se regrouper pour exprimer l’intensité douloureuse d’une tranche de vie, dans l’écho d’un groupe pourtant hétéroclite ; les chemins personnels se croisent, les épreuves se répondent, les ombres se dissipent, comme les pièces d’un puzzle qui s’emboîteraient soudain pour dessiner un chemin commun. Ces hommes simples, habiles de leurs mains, bâtisseurs de murs, font une à une tomber leurs réserves ; ils entonnent ensemble des chants qui viennent soutenir les mots de celui qui s’est livré, partageant ses peines et allégeant son fardeau. Jusqu’à ce que le violon, la clarinette et le tambourin de tsiganes venus se mettre au sec, les entraînent dans une danse cathartique, pour expulser définitivement l’amertume d’une vie injuste trop dure à porter.