La mort de la vipère (Ο Θάνατος του αστρίτη και ἀλλες ιστορίες – 2018)
Textes de Dimìtris Kanellòpoulos
Traduction : Hélène Zervas et Michel Volkovitch
Éditions Le Miel des anges, 2021
Il sourd quelque chose de primitif dans ces premiers textes en prose du poète et éditeur Dimìtris Kanellòpoulos, qui nous ramène vers une Grèce qui n’existe plus. Nemoùta, petit village du Péloponnèse qui a vu naître l’auteur, incarne cette ruralité frustre, la vraie pauvreté, la dureté, les archaïsmes, qui ont baigné les campagnes jusqu’à la fin des années 60’. Avec, en toile de fond, des turbulences historiques, la déroute en Asie mineure, une Guerre mondiale, une guerre civile fratricide et une dictature militaire. Dix nouvelles, dix histoires pour raconter le temps des fléaux dans un passé pas si lointain… Sur les témoignages de ses aînés, Kanellòpoulos dépoussière ces années noires, sans mélancolie, enjolivement ou amertume : juste extirper des mémoires une poignée de villageois, des situations, des coutumes, des haines et des passions, et leur redonner vie, en se maintenant stoïquement en retrait.
Ces récits n’ont rien d’anecdotique ou de pittoresque : tous ont une densité, une épaisseur, une construction millimétrée, et, oserions-nous dire, une morale. On peut alors légitimement se demander si ces dix nouvelles (qui s’ouvrent d’ailleurs sur une femme mordue par un serpent…) ne s’apparenteraient pas à des « textes fondateurs », des bréviaires de vie. Tous les personnages sont confrontés à des sacrifices, des épreuves, à leur part d’ombres aussi ; violences, meurtres, viols, incestes, suicides, c’en est presque trop pour un petit village qui semble incarner en lui-même toutes les malédictions du monde. Nemoùta, village originel de Kanellòpoulos, donc lieu de la création, devient le creuset d’une société confrontée au pire, à la recherche de sa rédemption. L’auteur brouille d’ailleurs savamment les pistes pour entremêler les histoires et les liens de parenté des personnages ; des prénoms, des sobriquets, des évènements se retrouvent dans plusieurs histoires jusqu’à façonner une vaste expérience commune. Les habitants du coin forment ainsi une seule et même tribu, un clan que l’on va voir évoluer à travers les décennies.
Les peines, les souffrances, les déboires des personnages prennent toujours une dimension excessive, furieuse, voire mythique : on marie une petite fille de neuf ans, on bat les animaux à mort, une rivière en crue emporte un marchand ambulant ; on tue pour un droit de passage sur une terre, on pend une vieille amante pour s’en débarrasser. Les sentiments, les amours, les rancœurs, les haines recuites sont hypertrophiées, dilatées, au sein d’existences les plus austères, le plus silencieuses. Chaque geste posé, chaque mot rare, chaque attitude sont signifiants, et emmènent la narration, sans aucun moment de pause, vers une apogée bouleversante, émaillée de lourds secrets, de désespoirs. Mais aussi de rachat, de pardon, de salut. Si un ou deux vrais salopards traversent les textes, les autres personnages finissent toujours par tendre la main, aider celui qui a mis un genou à terre, exprimer des remords : on n’abandonne pas celui qui est tombé dans un ravin par une nuit glaciale, même s’il vous a tiré dessus. On veille discrètement sur les plus pauvres, les plus fragiles, les innocents, parce que tous appartiennent à la même humanité.
Dimìtris Kanellòpoulos souligne inlassablement la pauvreté séculaire, cause première de la colère, de la rage, du déchaînement de violence émaillant les textes. Tous veulent s’en sortir avec courage, et tant pis s’il faut manipuler, voler, assassiner de sang-froid, ou quitter le pays natal vers l’Australie ou l’Amérique. Rien ne saurait être plus ingrat que cette terre malmenée par des éléments furieux : étés suffocants, tempêtes d’hiver meurtrières, orages dantesques, fleuves impétueux. Mais sur ce terreau hostile, émergent aussi parfois des moments de grâce : l’odeur du blé fraîchement moulu, un coucher flamboyant derrière des montagnes, une soirée d’été partagée sous un chêne centenaire, une promenade consolante sur les bords de la mer Ionienne, le départ apaisé d’une ancêtre « satisfaite d’avoir fait ce qu’il fallait sur terre, et qui part tranquille pour le long voyage ».
je le note je ne connais pas cet auteur merci de le signaler