Les Histoires sont toujours étrangères
Quatorze nouvelles de Dimìtris Nòllas, choisies dans Οι ιστορίες είναι πάντα ξένες (édition complète des Nouvelles écrites entre 1974-2016)
Traduction Hélène Zervas et Michel Volkovitch
Éditions Le miel des anges, 2017
Les scénaristes font décidément de bons écrivains : après Ahillèas Kyriakìdis, c’est au tour de Dimìtris Nòllas de mettre la barre très haut, dans un style totalement différent, mais tout aussi efficace. Les deux, munis d’un savoir-faire évident de conteur, donnent vie en quelques lignes à des personnages sortis de nulle part, au cœur d’histoires ciselées qui suggèrent plus qu’elles ne bavardent. Chez Nòllas, le lecteur a toutefois l’impression d’entrer plus facilement dans l’univers de l’écrivain, qui prend pour terreau sa terre natale, ses couleurs et ses parfums.
Enfin, pas tout à fait. Car les Grecs de Nòllas sont des Grecs d’ailleurs ou de nulle part, des voyageurs, des égarés, des gens en transit entre deux vies, aux forts accents russes ou roumains, ou de la campagne éloignée. Sans cesse en mouvement, les personnages traversent le pays, en train, en bus, en voiture, en camion, comme des Grecs errants désabusés en pleine crise existentielle. Ils ont soif de parler, de communiquer, de se raconter des histoires pour lutter contre ce qui les ronge, la solitude et l’angoisse face à la vitesse où passent les choses. Il regretta de ne pas pouvoir laisser passer le temps à côté de lui, de se laisser traverser par lui, et de lui dire des mots doux, de le caresser au lieu de l’empoigner comme s’il pouvait l’arrêter.
Ils l’aiment et la détestent, cette terre meurtrie par les conflits et la guerre civile, cette terre ingrate, dure à cultiver, pour laquelle ils s’endettent et s’échinent : Tu veux aller où, ma pauvre ? Tu ne vois pas qu’il est tout petit, le pays ? Tu bougeras, tu seras toujours dedans. Mais lorsqu’il faut la quitter pour partir à la ville, mer de ciment gris, hostile et tout aussi stérile, voire à l’autre bout du monde, c’est un déchirement. Et nombre de ces Grecs nomades nourrissent une nostalgie foncière pour ce pays capable du pire et du meilleur, de guingois entre des traditions ancestrales et une modernité qui ne lui a pas fait que du bien.
Dimìtris Nòllas rend ainsi hommage à une certaine Grèce d’avant, où s’agenouiller dans les semailles, plonger les doigts dans la terre boueuse et sentir ce frisson profond et doux suffisait à rendre un homme heureux. Et où on protégeait dans les villages, envers et contre tout, les brebis galeuses, les idiots, les tordus : Nous, les nôtres, on ne les donne pas, ce serait comme livrer quelqu’un de la famille… c’est une affaire entre nous. Le pays est une mémoire, une histoire, une émotion, des souvenirs d’enfance, la certitude d’appartenir à un clan aux liens indestructibles, un écho qui résonne quel que soit le lieu où l’on se retrouve ensuite.
Dimìtris Nòllas n’a pourtant rien de l’écrivain réaliste, un peu frustre, qui livrerait brut de décoffrage ses réflexions sur le chemin pris par son pays et les difficultés économiques de ses habitants. Il préfère distiller le reflet, le brumeux, l’allusion : pas de manichéisme, de jugement tranché. Les personnages, certains sans nom, font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont : une histoire, un passé, un passif, des remords, des faiblesses.
Plusieurs nouvelles ressemblent même à des puzzles auxquels manqueraient des pièces. Fragments de vie saisis sur le vif, ces histoires demeurent suspendues, sans vrai début ni dénouement ; mais les non-dits, les sous-entendus, les contrastes, l’écriture presque cinématographique qui zoome ou prend du champ, aiguillent le regard du lecteur vers l’essentiel.
Dans une de ces nouvelles, un journaliste chargé des faits divers soupire après un crime difficilement explicable : je rêve d’une société où l’évènement serait aussi transparent qu’une porte vitrée… dans cette affaire, on dirait que tous les éléments manquent. Nòllas lui répond quelques textes plus loin : il y a toujours quelque chose qu’on ne dit pas. Elle (le personnage de la nouvelle) ressentit une gratitude à l’égard de tous ceux qui savent qu’on ne peut pas tout dire et que tout ne se dit pas. Pour qu’il reste toujours quelque chose des paroles volées et qu’on puisse éternellement penser à une autre, à une nouvelle histoire.